Ce 7 décembre 2013 marque la commémoration du vingtième anniversaire de la disparition du Père-fondateur de la Côte-d’Ivoire moderne, Félix Houphouët-Boigny. Vingt-ans déjà. N’eût-étés la longueur et la dureté des nuits sans étoiles qui l’ont suivies, il aurait semblé à plusieurs d’entre-nous que c’était hier, tant le choc et l’émoi furent profonds pour les générations qui ont pratiqué ce patriote pragmatique au nationalisme éclairé. Houphouët-Boigny a su nous assurer un climat de paix, garantir notre sécurité.
Cet homme sans le discernement duquel notre histoire n’aurait pas été la même, incarne une image forte de notre identité nationale. Il demeure le symbole permanent de notre unité, le sujet d’une histoire mythique et providentielle.
La douceur du souvenir du « bon vieux temps », en comparaison des nuits de douleur, a fait place en Côte-d’Ivoire à l’expression de la nostalgie d’un « âge d’or ».
Devant l’épaisseur de la grande nuit que nous traversons, il faut nous rappeler les promesses que portent le jour. Initié aux affaires publiques par ce patriarche au bon sens des paysans, la question de savoir quelle aurait été sa réaction face aux situations critiques que nous confrontons jours après jours, tient pour moi du réflexe depuis qu’il nous a quitté. C’est une manière de vivre avec Houphouët-Boigny aujourd’hui, une façon d’intérioriser les vertus de l’écoute active qu’il nous a enseignées. Tel est l’essentiel de l’héritage houphouetien.
Cet héritage a déjà fait l’objet de réévaluations en regard de la destinée de « la Côte-d’Ivoire d’après », qu’il a rêvée en hospitalière terre d’espérance et de fraternité. Houphouët-Boigny a formé le rêve de faire de la nation ivoirienne qu’il savait perfectible, une nation unifiée. Il voulait la Côte-d’Ivoire en dialogue sans exclusive : avec elle-même d’abord, avec le monde qui l’environne ensuite, avec les mondes plus lointains encore.
L’obsession de la paix qui animait le Président Houphouët-Boigny est inconcevable sans le dialogue, qu’il considérait comme l’ultime ressource : l’arme des forts. Félix Houphouët-Boigny rejetait la violence sous toutes ses formes, parce qu’elle est aux antipodes de sa religion du dialogue. Il ne manquait pas d’occasion de le rappeler que ce soit à propos des interminables conflits au Proche-Orient, des guerres de libérations dans les colonies lusophones ou de la lutte contre le régime raciste sud-africain et son système d’apartheid.
Voilà pourquoi il l’a institutionnalisé au point d’en faire un des signes majeurs de sa conception tolérante de la gestion des crises et des contradictions sur la scène intérieure, comme dans ses médiations internationales. Pour Félix Houphouët-Boigny, vider les contentieux passait par cette juridiction de la parole qu’est la palabre. C’était l’outil privilégié de sa conception de l’équilibre de la relation du gouverné au gouvernant pour la promotion d’un ordre social juste et équitable. C’était une jauge des rapports qu’entretenaient ses concitoyens avec les pouvoirs publics. Les ivoiriens continuent de lui en être reconnaissants, ce qui justifie l’œcuménisme houphouetien auquel l’on assiste.
A l’aube d’une carrière politique d’une extraordinaire fécondité, il avait su écouter avec compassion les souffrances d’une paysannerie maintenue dans le dénuement en dépit de son dur labeur. Il a alors participé à la création du Syndicat Agricole Africain en vue de défendre les intérêts des gens de la terre, de contribuer à réduire leur pauvreté. L’ancien médecin africain avait su en outre compatir aux peines de ceux de ses concitoyens qui étaient assujettis aux corvées du travail forcé.
C’est ainsi qu’au terme du vote au parlement français d’une loi d’abrogation de 1946 qui porte symboliquement son nom, Félix Houphouët-Boigny est reconnu comme l’abolitionniste des travaux forcés. Il pouvait comprendre les déshérités et les « damnés » de notre terre : parce qu’il s’était donné le temps de les observer, parce qu’il avait pris soin de les écouter.
Devenu Chef d’Etat, il ne s’est jamais départi de ce penchant naturel à l’expression de la compassion. Même quand au lendemain de l’indépendance l’âpreté du combat politique l’avait amené à sévir, il a su se dépasser en recréant les conditions de la confiance au sein de la communauté des citoyens, des frères et des bâtisseurs. C’est là le vrai sens de l’instauration des Journées du Dialogue dont nous avons conservé une mémoire-vive, puis des Conseils nationaux, ouverts aux doléances des corps intermédiaires de la nation.
C’étaient des sommets d’affirmation d’une conscience collective des maux qui minaient la société ivoirienne et l’occasion de montrer la volonté de les surmonter, en encourageant les citoyens à l’élaboration participative de solutions. Le dialogue prôné par Houphouët-Boigny, est une expérience de fraternité et d’assimilation républicaine, un trait patrimonial national distinctif de la Côte-d’Ivoire. Il instaure dans le temps de notre culture politique un moment familial de retrouvailles, de régénération, de partage d’émotion, de retour à l’harmonie.
Notre faillite à tirer le meilleur parti du dialogue et à maintenir allumée la flamme de l’idéal de fraternité républicaine cher au Père-fondateur, nous a plongée dans une nuit aux lendemains incertains. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé d’assumer cette continuité historique-là. Elle donne au Père-fondateur la stature particulière de rassembleur qu’il s’est acquise en s’affirmant supérieur aux péripéties de son époque et qui lui aura valu les ralliements posthumes les plus inattendus. La pensée et l’action de Félix Houphouët-Boigny, restent un phare salutaire pour qui veut véritablement s’inspirer de son exemple.
Eduqué à la charge par sa fonction de chef du canton akouè dans le chef-lieu de Yamoussoukro du temps de l’administration coloniale, il avait observé l’efficacité du recours aux traditions de la parole dans nos sociétés coutumières. Félix Houphouët-Boigny s’était forgé la solide conviction que dans le contexte de pluralisme ethnique et culturel qui caractérise notre pays, transposer ces mécanismes dans la modernité politique pouvait nous mettre sur le chemin de la résolution de conflit à l’échelle nationale.
Pour avoir fait plus d’un tour de Côte-d’Ivoire, le Père-fondateur en avait indéniablement une connaissance intime. Les pieds dans la glaise, il maîtrisait remarquablement le système des alliances, les réseaux de parentèles et leurs codes de sociabilité. Son souci d’une gouvernance de proximité se reflétait jusque dans l’architecture des structures de base du PDCI-RDA, le parti de rassemblement qu’il a imaginé, qu’il nous a laissé en héritage et auquel il a insufflé l’esprit du consensus qu’on a désigné au tournant 1980 par la « démocratie à l’ivoirienne ».
Cette approche méthodique a été éprouvée pour sortir des heures sombres qui ont précédées notre « Belle Epoque », celle des « Trente Glorieuses » de l’établissement des fondamentaux de notre économie.
C’est pourquoi, considérant que nous n’aurons jamais trop écouté, nous avons proposé de placer le processus de réconciliation en cours sous l’égide du retour à la paix par le dialogue, la valeur cardinale de la philosophie politique du Père-fondateur. Ce faisant, nous avons dans notre sous-région, inspiré la commission malienne de réconciliation qui a elle aussi inscrit le dialogue à son frontispice. A l’image d’ Houphouët-Boigny pour lequel le cercle du dialogue était toujours susceptible de s’élargir, nous pouvons considérer le dialogue comme une opportunité pour notre temps.
Ce dialogue multiforme, à toutes épreuves, de tous les instants que nous avons amorcé à la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation depuis mai 2011 et dont nous avons édifié les fondations n’est cependant pas une fin en soi. Il suppose de mettre au jour la vérité sur nos turpitudes encore obstruée par un voile d’épaisses ténèbres.
Il suppose également de ne pas rejeter le tort sur le mauvais sort ou sur quelque malin génie, mais d’identifier rigoureusement parmi nous responsables et coupables, ce qui est un moyen de sauver l’éthique sociale, de respecter victimes et perpétrateurs en reconnaissant chacun dans son rôle. Le résultat des consultations nationales que nous avons menées indiquent clairement l’adhésion populaire à cette vision stratégique. C’est une voie royale vers l’aube nouvelle qu’attendent les concitoyens de l’étoile flamboyante qu’est Félix Houphouët-Boigny dans le ciel de notre paysage politique.
Charles Konan Banny
Ancien Premier ministre, Président de la Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation
Vingt-ans après : Félix Houphouët-Boigny en partage (le message de Charles Konan Banny) - Photo à titre d'illustration