Maudites, mécréantes, effrontées… C’est ainsi que l’on désigne Selma, Meriem, Nadia et bien d’autres Algériennes depuis qu’elles ont “commis l’irréparable” en épousant “le Noir” ou “le chrétien”. Ces femmes, guidées par leurs sentiments indubitables, ont scellé leur destin… avec des migrants subsahariens irréguliers. Mais en n’écoutant que leur cœur elles ont défié leurs familles. Elles ont bousculé une certaine culture de leur pays et heurté la sensibilité religieuse d’une société pas encore prête à tolérer les différences et à accepter les convictions des uns et des autres.
Fin septembre, banlieue algéroise. La brise marine fouette les visages émaciés de quelques Subsahariens bercés par le rêve d’un horizon méditerranéen incertain. Un mirage hors de portée qu’ils tentent malgré tout de saisir à partir d’un pays, l’Algérie, qui les tolère hypocritement… et les rejette subtilement.
Au milieu de ce magma d’“infrahumains”, Julien, Camerounais, établi illégalement depuis dix ans à Alger, accepte de nous raconter ses déboires et ceux de la femme qui a consenti à partager avec lui “le meilleur et le pire”.
Apatrides.
Un témoignage par procuration, sommes-nous tentés de dire. Car Selma, son épouse, 39 ans, cadre dans une entreprise privée, refuse de se mettre sous le feu des projecteurs par peur de représailles. “Quand elle a appris à ses parents qu’elle aimait un Camerounais, donc un Noir, et de confession chrétienne, elle a failli être lynchée. Aussitôt, sa famille a exigé un certificat de virginité et un test antisida. Craignant pour sa vie, Selma n’a pas eu besoin de trop réfléchir pour quitter le domicile parental et venir vivre sous mon toit.” En guise de maison, une carcasse de villa louée à 13 000 dinars algériens par mois [120 euros] et occupée par une quarantaine de personnes de différentes communautés de l’Afrique subsaharienne.
“Nous avons deux enfants, non inscrits à l’état civil de la commune et scolarisés dans une école privée, parce qu’aux yeux de la loi algérienne nous ne sommes pas reconnus comme mari et femme. Et, même si nos deux petits sont nés ici, ils sont apatride parce que l’Algérie ne reconnaît pas le droit du sol”, explique-t-il, la colère à peine contenue.
Partir en quête de couples mixtes à Alger et dans les environs, c’est comme partir en guerre tant le sujet est tabou. “Pourquoi cherchez-vous à fouiller dans la vie intime des gens, si ce n’est pour foutre davantage la pagaille ?” nous accueille celui qui dit s’appeler Abdallah, musulman, mais pas plus chanceux que Julien. “Ce que je peux dire, c’est que chez les Algériens ce n’est pas uniquement la religion qui représente un frein dans le sacrement d’une union. Je dirais même que c’est un gros prétexte pour nous rejeter. Le problème, c’est notre couleur, sinon comment expliquer que vous acceptiez que vos filles et vos garçons épousent des Européens et des Européennes de confession chrétienne ? J’ai la réponse : parce qu’ils sont de l’Occident, donc de couleur blanche. C’est une question de racisme…”
Reniée et maudite.
Meriem est une des seules Algériennes qui aient accepté de raconter leur amertume, avec la condition toutefois qu’on ne cite ni son vrai prénom, ni la ville où elle réside, encore moins sa profession. Un pacte vite signé avec celle qui dit avoir trouvé la solution à son problème en convolant en justes noces dans le pays de son conjoint, le Mali. “J’ai en fait contourné la loi de mon pays, et ce n’est pas interdit”, confesse d’emblée Meriem, fonctionnaire.
Pourtant, cela ne lui a pas permis d’obtenir la bénédiction de sa famille, ni de bénéficier des lois de son pays. “En Algérie je suis mariée religieusement et légitimement, étant donné que mon mari est musulman, mais civilement on n’est pas reconnu comme tels…” Et elle continue, éplorée : “Parce que j’ai épousé un Noir – il faut appeler un chat un chat –, je suis reniée par mes parents, maudite par mon quartier et rejetée par mes collègues de travail. Un poids lourd à porter pour une femme qui n’a cherché qu’un peu de bonheur sans s’assujettir aux règles irrationnelles d’un environnement rétrograde…”
L’avis d’un théologien, imam d’une mosquée à Alger, est net : “La femme algérienne a le droit d’épouser qui elle veut, Subsaharien, Américain, Indien ou Chinois, pour peu que son époux soit musulman. S’il ne l’est pas, il a l’obligation de se convertir à l’islam, sinon l’union sera considérée comme de la fornication, et donc comme un péché.”
Un député du Front de libération nationale (FLN), le parti au pouvoir, le Dr Boualem Bousmaha, président de la Commission des relations extérieures à l’Assemblée populaire nationale (Parlement algérien), a souligné lors d’un bref entretien : “L’Algérie ne s’est jamais départie de ses engagements humanitaires vis-à-vis de tous les peuples, qu’ils soient du Sahara-Occidental, de la Syrie ou de l’Afrique subsaharienne. Mais ceux qui sont établis illégalement sur le territoire algérien et qui veulent bénéficier des droits de scolarité et de santé doivent se conformer aux lois algériennes et aux textes et traités internationaux régissant l’immigration clandestine.” Une déclaration vague qui est loin de rassurer des milliers de Subsahariens, dont une majorité, résidant depuis des années dans les villes algériennes, souhaitent obtenir un titre de séjour, un contrat de travail, ou carrément la nationalité algérienne.
Main-d’œuvre.
La loi algérienne n° 08-11 du 25 juin 2008 relative aux conditions d’entrée, de séjour et de circulation des étrangers en Algérie est encore plus dissuasive et plus répressive, puisque dans son article 48 elle stipule : “Le fait de contracter un mariage mixte aux seules fins d’obtenir ou de faire obtenir une carte de résident, ou aux seules fins d’acquérir ou de faire acquérir la nationalité algérienne, est puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 50 000 à 500 000 dinars algériens [de 460 à 4 600 euros].”
Et, comme les lois sont trop rigides, les migrants irréguliers usent fatalement de subterfuges pour ne pas tomber sous le coup de cette loi et pour échapper à la répression, comme nous l’explique Soulimane. “Sachant que je n’ai droit qu’à trois mois de séjour en Algérie, avant que ce délai n’expire je quitte le territoire en direction de mon pays ou de la Tunisie, et je retourne en Algérie le jour même ou vingt-quatre heures plus tard. Comme ça je gagne trois autres mois de séjour. J’ai recours à ce procédé depuis dix ans. Quant au travail, ici on est très sollicités parce que l’Algérie manque beaucoup de main-d’œuvre. Parmi nous il y a des artisans (maçons, peintres en bâtiment, agriculteurs…). Il faut dire qu’on ne chôme pas. Alors, pourquoi l’Etat algérien s’obstine-t-il à ne pas régulariser notre situation ?”
Couleur et religion.
Nadia, la quarantaine, exprime son ras-le-bol. “Quand j’ai connu un Subsaharien à Maghnia, on m’a prise pour une folle. N’y a-t-il plus de jeunes Algériens pour que tu portes ton dévolu sur un Noir ? m’ont-ils dit. Puis, ressentant un peu de gêne en faisant référence à la couleur de mon ami, ils se sont ravisés en évoquant la religion. Je leur ai cloué le bec en leur apprenant que mon mari avait pris soin de se convertir à l’islam en public (dans une mosquée) avant de demander ma main. Aujourd’hui, on ne me désigne plus par mon prénom, Nadia, mais par le sobriquet ‘la femme du Noir’…” Couturière, la “femme du Noir” fait remarquer avec humour mais amertume : “La vérité, c’est qu’on ne veut pas d’un Black pour épouser une Blanche, mais qu’on fait la queue devant chez moi pour que mon Black leur répare leurs téléphones portables en professionnel et à bas prix.” Comme quoi on n’a que faire d’un “kahlouch” [“Noir” en dialecte algérien], mais de ses mains habiles et de son intelligence, si… !
Algérie: Pourquoi les femmes qui se marient à des immigrés Noirs sont-elles rejetées? - Photo à titre d'illustration