Épisode-clé de la crise ivoirienne et de l’histoire récente entre la France et la Côte d’Ivoire, le bombardement de Bouaké est aussi l’un des plus troubles. Le 6 novembre 2004, l’armée ivoirienne bombarde un camp français de la force Licorne à Bouaké. Neuf soldats français et un Américain sont tués, 38 personnes blessées. Après 11 ans d’instruction, que sait-on? Quelles zones d’ombres persistent ? RFI revient sur cet épisode tragique. Une enquête en 5 volets d’Anthony Lattier, avec le concours de Frédéric Garat.
Son épaisse chaussure noire compensée lui permet encore de marcher, mais ce soldat français le sait, un jour viendra où il faudra l’amputer. Le 6 novembre 2004, son pied gauche a été en partie arraché par l’explosion des roquettes lâchées par l’aviation ivoirienne au-dessus du lycée Descartes, l’un des camps militaires français de Bouaké, de la Côte d’Ivoire. « Pendant l’évacuation, j’ai refusé d’être amputé, j’ai perdu beaucoup de sang. Et puis je suis tombé dans le coma. Je suis passé 62 fois sur le billard », se souvient-il. « La ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie est passée nous voir à notre chevet pour nous dire " ne vous inquiétez pas, vous connaîtrez la vérité. On vous dira tout ". Mais la vérité qu’elle nous a présentée ensuite, c’était pas ça. »
Onze ans d’instruction n’ont pas permis de lever le voile sur plusieurs épisodes troubles de cette tortueuse affaire. Pour la comprendre, il faut tout d’abord revenir à ses origines. En novembre 2004, la Côte d’Ivoire est dirigée par Laurent Gbagbo. Son pouvoir ne s’exerce pas au-delà d’une ligne qui coupe le pays en deux. Au nord, les rebelles des Forces nouvelles, soutenus par le Burkina Faso. Au sud, le pouvoir officiel. Entre les deux a été établie une zone dite « de confiance » où patrouillent les Casques bleus de l’ONUCI, appuyés par les soldats de la force française Licorne.
Reconquérir le Nord
Cette situation exaspère le pouvoir ivoirien, à commencer par son chef. La zone de confiance a gelé les positions. Laurent Gbagbo veut entamer la reconquête du Nord. Depuis plusieurs mois, le pouvoir a entrepris de se constituer une flotte aérienne. Il a acheté à Robert Montoya, consultant en sécurité et intermédiaire dans le négoce d’armes de guerre français basé au Togo, des avions de chasse Sukhois et des hélicoptères. Les appareils ont été importés de Biélorussie. L’équipage, pilotes et mécaniciens, sont russes, biélorusses et ukrainiens. « Au début du mois de novembre, je sentais que Laurent Gbagbo avait envie d’y aller », se souvient Gildas Le Lidec, ancien ambassadeur français en Côte d’Ivoire (2002-2005). Les deux hommes entretiennent alors de bons rapports.
« Le 2 novembre, le général Henri Poncet [chef de la force Licorne] et moi-même avons eu un entretien avec Laurent Gbagbo, raconte le diplomate. Nous l’avons mis en garde. Poncet lui a dit qu’il n’avait pas les moyens militaires de reconquérir le Nord. Je lui ai demandé de reporter son offensive au moins jusqu’au lendemain, jour où était prévu - de longue date - un entretien téléphonique entre Jacques Chirac et le président ivoirien. Laurent Gbagbo a été très agacé par notre discours ».
Mais le soir à la télévision, les autorités ivoiriennes demandent aux militaires de patienter encore un peu. « Puisque l’offensive est repoussée, je suggère, en vain, à Paris d’annuler l’entretien avec Chirac. Il a donc eu lieu : il a été très court, très violent, explique Gildas Le Lidec. « Chirac a dit Gbagbo : ʽʽArrête tes conneries ! ʼʼ, à peu près en ces termes-là, raconte Henri Bentégeat, l’ancien chef d’État-major français des armées. ʽʽJe te déconseille totalement de t’engager dans cette aventure, ça ne peut que mal tourner.ʼʼ » Après ce coup de fil, le président Gbagbo lâche à l’ambassadeur français : « Jamais on n'a osé me parler comme ça. Je lance mon offensive demain ! »
«Feu orange clignotant »
Pourquoi Laurent Gbagbo se lance-t-il à la reconquête de son pays en dépit de la mise en garde de l’ancienne puissance coloniale ? « Pour trois raisons, explique aujourd’hui le général Poncet. D’abord, la communauté internationale (certains chefs d’État africains et l’ONU) lui a quasiment donné le feu vert. En effet, malgré les demandes répétées du chef de l’ONUCI, l’ONU ne change pas les ʽʽrègles d’engagementsʼʼ des Casques Bleus qui reste " observer et rendre compte ". Des règles qui ne sont pas dissuasives pour s’opposer à un franchissement de la ʽʽzone de confianceʼʼ. L’ONUCI et la force Licorne ne pouvaient donc rien faire sur le terrain. Deuxièmement, l’ONU est alertée par l’offensive, mais elle décide de se réunir… 8 jours plus tard ! Le président Gbagbo a donc compris qu’il avait un créneau de 8 jours pendant lequel il ne serait pas embêté. Enfin, certains clans à Paris lui ont tenu le même discours… » « Le feu était orange clignotant, admet de son côté le général Bentégeat. Il y avait une petite ambiguïté : c’est vrai que nous n’avons pas cherché à empêcher les bombardements sur les rebelles ».
Laurent Gbagbo et Jacques Chirac au moment de la signature des accords de Marcoussis en France, le 24 janvier 2003 à l'Elysée
Les responsables français ne sont en effet pas tous sur la même longueur d’onde. Le dossier ivoirien divise depuis l’arrivée de Laurent Gbagbo à la tête du pays. L’ancien membre de l’Internationale socialiste ne plaît guère à la droite au pouvoir. En janvier 2003, des accords de cessez-le-feu sont signés en région parisienne, à Marcoussis, sous la houlette de Jacques Chirac et Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères. Gbagbo sauve son siège, mais il doit accueillir des rebelles au sein de son gouvernement, notamment au poste de la Défense et de l’Intérieur. Ce qui provoquera l’ire de ses partisans et des manifestations monstres à Abidjan.
Divisions à Paris
Plus d’un an et demi plus tard, alors que les bruits de botte se font de nouveau entendre en Côte d’Ivoire, à Paris « plusieurs cellules s’opposent les unes aux autres. […] Il n’y a pas d’unité sur le dossier ivoirien », indique Gildas Le Lidec à la juge qui instruit l’affaire. Michel de Bonnecorse le chef de la cellule Afrique de l’Élysée est peu favorable à l’offensive de Gbagbo. Au Quai d’Orsay, on pense au contraire qu’il faut « laisser jouer les acteurs », sous-entendu, laisser Laurent Gbagbo reprendre un peu de terrain. Les représentants diplomatiques et militaires français présents en Côte d’Ivoire estiment eux-aussi que Gbagbo est devenu incontournable. On dit le président Jacques Chirac lassé du dossier. Quant à Dominique de Villepin, passé à l’Intérieur, il continue à donner son avis sur les affaires ivoiriennes.
« En réalité, la France ne maîtrisait plus rien. Le pouvoir était affaibli à Paris, il n’y avait pas de ligne claire, les responsables étaient en désaccord entre eux, sur le terrain les militaires étaient autonomes et les diplomates étaient mis à l’écart », résume Antoine Glaser, fondateur de La lettre du continent. Laurent Gbagbo entend donc différents sons de cloche et pense que le moment est bien choisi pour se lancer.
Stupeur
C’est dans ce contexte confus que l’aviation ivoirienne commence à bombarder les positions rebelles à Bouaké, capitale rebelle dans le centre du pays, mais aussi à Korogho, Vavoua ou encore Séguéla. Les militaires ivoiriens remontent vers le nord. Certains sont stoppés par l’ONUCI à Brobo quand d’autres atteignent les faubourgs de Bouaké. « Au soir du 5, les Français sont encore persuadés que le lendemain matin, les FANCI seront dans Bouaké et que la ville tombera facilement », raconte Jean-Christophe Notin dans son livre Le crocodile et le scorpion, La France et la Côte d’Ivoire (1990-2013).
Le 6 novembre, les deux avions Sukhois continuent de tourner dans le ciel de Bouaké. Le matin, ils passent au-dessus du lycée Descartes, l’un des camps militaires français. A 13h30, la plupart des soldats sont partis déjeuner. D’autres sont en train de préparer une opération d’évacuation de ressortissants de Bouaké. La sirène retentit : les avions sont de retour. Ils font un premier passage en rase-motte au-dessus du camp, puis font demi-tour et lâchent des roquettes sur le lycée. Neuf soldats français et un Américain sont tués.
L'un des deux bombardiers Sukhoï-25 détruit par les forces françaises sur tarmac de l'aéroport de Yamoussoukro le 14 novembre 2004. © AFP/Pascal Guyot
Trois-quarts d’heure après, les deux avions seront détruits par l’armée française. Dans la soirée, le reste de la flotte ivoirienne connaît le même sort. Réaction de colère des partisans de Laurent Gbagbo à Abidjan : ils déferlent dans les rues de la capitale économique. La force Licorne prend alors le contrôle de l’aéroport. Des hélicoptères empêchent le franchissement des ponts qui mènent à la base française. La foule est également repoussée devant l’Hôtel Ivoire. Deux épisodes où l’armée française a ouvert le feu sur des manifestants sans que l’on connaisse encore aujourd’hui le nombre précis de morts et de blessés. 48 heures après le bombardement, la France commence l’évacuation de plusieurs milliers de ressortissants. Plus de 8000 quitteront le pays.
La force Licorne a été prise pour cible à la stupeur générale. Pourquoi attaquer une base française au troisième jour d’une offensive contre la rébellion? Toute l’armée française est en émoi. Les militaires du camp de Bouaké veulent savoir, tout comme le reste des bataillons dispersés dans le pays. Mais aux questions qui se posent, peu de réponses seront apportées. Au point que le doute s’est installé au fil des années : la France a-t-elle vraiment voulu savoir ce qui s’est passé ?
Affaire Bouaké: Genèse d’une énigme franco-ivoirienne