En plein milieu de la forêt tropicale ivoirienne, un pont routier en béton d'un peu moins de 100 m de long. Relié à aucune piste...
Normalement toute construction est interdite à l'intérieur et dans la zone tampon autour du magnifique Mont Péko, un parc national protégé de l'Ouest de la Cote d'Ivoire, où émergent dans la verdure des montagnes grises. Le parc regorgeait jadis d'animaux sauvages, dont les fameux éléphants nains ivoiriens, et d'une forêt luxuriante presque entièrement détruite par des plantations clandestines, essentiellement de cacao.
Ce pont surréaliste et absurde, on le doit à l'ancien chef de guerre Ouérémi Amadé qui a semé la terreur dans la région pendant des années jusqu'à son arrestation en 2013.
L'histoire d'Ouérémi commence comme celle de milliers d'autres compatriotes burkinabè qui immigrent en Côte d'Ivoire pour échapper à la pauvreté.
De parents originaires de Ouahigouya (Nord du Burkina Faso), Ouérémi, qui est né en Côte d'Ivoire avant que ses parents ne rentrent au Burkina, revient dans son pays de naissance et s'installe avec son frère à Bagohouo, un village en bordure du Parc du Mont Péko.
- "On n'osait pas le regarder deux fois" -
Pendant la crise qui a vu des groupes armés sévir dans les quatre coins de Côte d'Ivoire, il devient un chef de gang puis chef d'une milice qui martyrise les populations locales.
On le surnomme alors "le Seigneur" ou "le Roi du Mont Péko" et il est accusé d'avoir fait massacrer des centaines de personnes.
Avec sa bande, Ouérémi met la région en coupe réglée et jette son dévolu sur les terres qu'il connaît bien: le Mont Péko
Son ambition: exploiter le parc en attirant notamment des cultivateurs burkinabè en leur vendant ou donnant les forêts pour qu'ils les défrichent et les exploitent.
"On avait des plantations à Soubré qui s'épuisaient. On a appris qu'il y avait des gens qui donnaient forêt ici. Quand on s'est déplacés, on a vu que c'était les gens de Ouérémi qui donnaient forêt", explique Ismail Ouedraogo, un cultivateur burkinabè, aujourd'hui expulsé du parc par les autorités.
Ouérémi installe son camp militaire tout près de Bagohouo et rend régulièrement visite aux villageois.
"Il nous disait bonjour. Il était même gentil mais on avait peur de lui. On n'osait pas le regarder deux fois", se souvient l'un d'eux. "Il n'était pas grand mais on connaissait sa réputation. Il portait des armes blanches et des gris-gris et était accompagnés d'hommes armés".
"On disait que les balles ne le touchaient pas, le traversaient sans lui faire mal", explique un habitant.
- 10 piliers de 7 m de haut en pleine jungle -
Avec l'argent qu'il gagne en vendant les terres et en rackettant dans la zone de la ville de Duekoué, Ouérémi se constitue une véritable fortune et fait des rêves de grandeur. Sur ses propres deniers, il décide de construire le pont pour enjamber la rivière Son (escargot) qui serpente dans le parc.
"Le pont devait servir à faire sortir le cacao du parc vers la route", explique Jean Djehi du village de Bagahouo.
Le chef du village, Étienne Djehi Dessieki, se souvient bien de la construction: "c'était au moment de la crise militaro-politique, de 2011 jusqu'à 2013. C'était une idée purement personnelle" de Ouérémi.
"Mais le chef du village ne peut pas se permettre d'aller dire pourquoi vous faites ça? Puisque c'est le temps de la crise. On n'y pouvait rien. Donc, nous on a vécu avec lui ici pendant près de quatre ans. On a vécu des temps difficiles", raconte-t-il.
Avec des tonnes de béton et de ciment venant de Duékoué à une vingtaine de kilomètres par la piste, les villageois coulent en pleine jungle dix piliers de près de 7 m de hauteur puis posent un tablier.
"C'est des gens qu'il payait. La main d'½uvre venait d'ici. Les jeunes gens s'en vont le matin tôt, ils font leur travail, on les paye et puis ils reviennent. Le lendemain ils retournent", explique le chef.
"Ce ne sont pas des spécialistes qui l'ont fait", résume-t-il à propos de l'ouvrage qui n'est pas droit et au coffrage artisanal.
En 2013, la crise est terminée, le président ivoirien Alassane Ouattara, que Ouérémi soutenait, a assis son pouvoir sur le pays et peut mettre un peu d'ordre dans l'anarchie dans l'Ouest.
Ouérémi est arrêté par un commando militaire qui met fin à ses exactions.
Et le pont? Il n'a jamais été emprunté par un seul véhicule et sert aujourd'hui aux cultivateurs -- ivoiriens et burkinabè -- qui continuent d'exploiter illégalement le parc. Le pont se trouve d'ailleurs entre deux plantations clandestines et relie un chemin emprunté par des piétons poussant souvent des vélos chargés de cacao.
Officiellement, l'ouvrage ne sert à personne. "Le pont va vers le parc... Donc nous on ne peut pas l'utiliser", conclut le chef du village. "Peut-être que ce sera touristique, tout simplement".
Photo:AFP