Comparaissant depuis le 8 mars à la Cour pénale internationale dans l’affaire opposant la procureure Fatou Bensouda à Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, Edouard Kassaraté a poursuivi sa déposition aujourd’hui. L’accusation ayant fini son interrogatoire, la défense a pris le relais.
C’est dans une atmosphère très tendue que l’audience s’était refermée lundi, sur des questions de l’accusation liées à la signature d’un document par le témoin. Interrogeant Edouard Kassaraté avec virulence, le procureur Eric MacDonald avait été rappelé à l’ordre par Cuno Tarfusser. Alors que la tension montait dans le prétoire, le juge-président avait alors coupé court à l’audience qui arrivait à son terme. « Espérons que le climat soit plus paisible aujourd’hui » a-t-il énoncé en ouverture de séance ce matin. Ce qui fut le cas, avec des échanges cordiaux entre le témoin et la défense.
« Les gendarmes achetaient eux-mêmes leur essence »
Emmanuel Altit, avocat principal de Laurent Gbagbo, a ouvert son contre-interrogatoire en faisant un état des lieux des moyens alloués à la gendarmerie ivoirienne. Jusqu’à présent, le général Kassaraté avait décrit un service peu doté. Ce qui s’est confirmé. Effectuant des calculs sous la vérification du témoin, Emmanuel Altit a entrepris d’établir le nombre effectif de personnes en service chaque jour sur les 17 000 hommes affrétés à la gendarmerie. Il a alors été fait état de 10 000 gendarmes pour 10 à 15 millions de personnes dans les territoires encore contrôlés par l’Etat lors de la crise. A Abidjan, officiaient quotidiennement quelques 600 gendarmes pour 2 millions d’habitants. « Un très faible ratio dans les deux cas » a indiqué le témoin.
Côté équipement, la situation de la gendarmerie n’était pas meilleure : « les véhicules n’étaient pas tous en état de fonctionnement, on appelait cela le cimetière des véhicules, tout était en panne tout le temps ». Idem pour le carburant, qui se faisait rare. « De tout temps, on n’a jamais eu le carburant suffisant. Les gendarmes achetaient eux-mêmes leur essence ou leurs motocyclettes pour pouvoir faire leur devoir » a expliqué le général Kassaraté.
Quant aux armes, il semble que ce n’était pas la panacée non plus dans un Etat alors sous embargo. « Nous avions deux ou trois pistolets par brigade comptant 20 à 50 personnes. Les escadrons avaient des kalaches mais pas en nombre suffisant ». Pas mieux pour les communications. Les chefs de brigade répartis sur le territoire étaient obligés, par manque de radio, « de confier des messages à des chauffeurs pour les transmettre à Abidjan ».
Un témoin qui a travaillé auprès de tous les présidents de la Côte d’Ivoire
L’ex-commandant de la gendarmerie a ensuite révélé qu’un service d’écoute français était installé « au sein de la résidence présidentielle. Je suis arrivé à la résidence en 2000 et je crois que ce service était là depuis longtemps déjà. Je n’ai pas de preuve mais je suis sûr qu’ils écoutaient nos communications », a-t-il développé. « Ce service est-il resté en place pendant toute la présidence de Laurent Gbagbo ? » a demandé Me Altit. « Oui » a répondu Kassaraté. « Faisait-il partie des services secrets français ? ». « Je ne saurais le dire ». « Etiez-vous aussi écoutés par les forces rebelles ? ». « Oui ».
Edouard Kassaraté, entré dans la gendarmerie en 1977, a confirmé à la défense qu’il avait travaillé auprès des cinq présidents qui se sont succédé en Côte d’Ivoire. A ce moment où sa « brillante » carrière était évoquée, il s’est montré soucieux de la réception de ses propos par « notre presse locale ivoirienne qui fait souvent des commentaires désobligeants ». Il s’est alors vu demander par le juge Tarfusser : « Eprouvez-vous des craintes M. le témoin ? » « Non ». « Vous n’êtes pas là pour les médias, et vous ne vous exprimez pas pour le monde extérieur mais pour cette Cour », a formulé le magistrat.
Comme cela avait été fait auprès du directeur général de la police ivoirienne, Me Altit a procédé à l’examen des origines ethniques des dirigeants de la gendarmerie, y compris celles du témoin, ce dernier rappelant qu’il appartenait à l’ethnie Krou du Sud-est du pays. Le constat a été le même qu’avec la police. « Est-il juste de dire que la gendarmerie était composée d’hommes de toutes les origines ethniques et confessionnelles ? ». « Oui, car les officiers et les sous-officiers entrent à la gendarmerie sur concours » a rappelé Kassaraté en précisant que son appartenance ethnique n’avait pas joué dans ses différentes nominations.
Des échanges fréquents entre les forces militaires officielles et rebelles
Si l’accusation a longuement étudié l’appareil militaire gouvernemental lors de son interrogatoire, la défense a pour sa part exploré les structures militaires de la rébellion. « Jusqu’aux accords de Marcoussis (en 2003, ndlr), on ne connaissait pas le visage de la rébellion. Après, on a su qu’elle était dirigée par Guillaume Soro et le colonel Bakayoko. On ne parlait alors plus de rébellion mais de Force nouvelles (FN) », a précisé le témoin à Me Altit. Des rebelles dont Kassaraté connaissait certains chefs de zones dont Wattao, Loss, Bakayoko et Cherif Ousmane, et dont beaucoup, à ses dires, ont intégré ensuite l’armée de Ouattara.
Répondant aux questions de la défense, Kassaraté a expliqué que les discussions étaient fréquentes entre les responsables des forces de défense et de sécurité (FDS) et des forces armées des forces nouvelles (FAFN), en présence de l’ONUCI (1) et des forces françaises. Des rebelles venus à l’origine « du Burkina avec de fortes chances d’avoir des Burkinabé dans leurs rangs, et peut-être des Nigériens et des Maliens ». « Y a-t-il eu un recrutement de mercenaires avant les élections ? », a interrogé Me Altit. « Non » a répondu le témoin. « Avez-vous eu connaissance de crimes commis par des rebelles ou par des éléments du RHDP (2) entre le 28 novembre et 15 décembre 2010 ? » « Non je n’en ai pas eu connaissance ».
Il a été plusieurs fois question du Commando invisible, dirigé par Ibrahim Coulibaly dit IB, tué le 27 avril 2011 lors d’affrontements avec les FRCI (3). « Lorsque le Commando invisible avait pris Abidjan, il était en mesure de tirer sur tout ce qui bouge, même sur le camp de la gendarmerie. Ils étaient très mobiles, ça ressemblait à une guérilla urbaine. Ils ont réussi à détruire des chars à Abobo » a relaté le témoin qui a admis avoir été lui même une cible. Outre les tueries commises dans les quartiers Anouka Akouté et PK18 à Abidjan « qui ont fait de nombreux morts et blessés », il a aussi été question d’une attaque de l’antenne de la RTI à Abobo gare. « Ils ont abattu l’un des deux gendarmes qui surveillait l’antenne, l’autre a pu fuir ».
« Aucun contact avec la France pendant la crise »
Edouard Kassaraté, comme Brédou M’Bia avant lui, a été interrogé sur la présence éventuelle de caches d’armes rebelles. Malgré la présentation de documents relatifs à la gendarmerie, relatant deux saisies relevant d’un « véritable arsenal de guerre », le témoin a répété : « je ne me souviens pas du tout ».
L’avocat a aussi creusé la situation à l’Hôtel du Golf, QG d’Alassane Ouattara pendant la crise. Kassaraté y a rapporté la présence de soldats du FAFN, de l’ONUCI et de militaires français, avec « toutes sortes d’armes, automatiques, à poing, et des roquettes ». Répondant à des questions sur les attaques des positions des FDS par l’armée française, il a évoqué la mort « d’une fillette de 7 ans par une roquette lancée sur le camp Agban qui a traversé le toit de la maison d’un gendarme » et relaté « un survol aérien quotidien par les hélicoptères appartenant sans doute à l’ONUCI et à la France ». Ce « en mars quand une résolution du conseil sécuritaire avait ordonné la destruction des armes lourdes de Laurent Gbagbo ».
« Des représentants des RHDP ou des forces françaises ont-ils cherché pendant la crise à influencer vos subordonnés ou vous-même ? » « Personne ne m’a rendu compte de cela. Quant à moi je n’ai eu aucun contact avec la France pendant la crise » a affirmé l’ancien haut gradé.
Alors que la défense questionnait le témoin sur les derniers jours de Laurent Gbagbo au pouvoir et sur la défection de certains de ses généraux qui « avaient invité l’armée à déposer les armes », cette nouvelle journée de déposition s’est achevée à huis-clos à la demande d’Emmanuel Altit. Kassaraté, consulté sur le sujet, venait pourtant de déclarer « ce serait mieux de le faire en public ». L’audience a ensuite été levée jusqu’à jeudi 9h, le conseil du témoin ne pouvant être présent demain à la Cour.
Par Anne Leray
Photo:DR / Edouard Tiapé Kassaraté témoigne depuis près d'une semaine devant la CPI en qualité de témoin à charge