Le célèbre juriste sénégalais Doudou Diène vient d'effectuer une mission de dix jours en Côte d’Ivoire comme expert indépendant des Nations unies sur les droits de l'homme. Une mission au cours de laquelle il a rendu visite à l'ex-première dame de Côte d'Ivoire, Simone Gbagbo à Odienné, dans le nord-ouest du pays. Une rencontre qu’il raconte au micro de Christophe Boisbouvier.
RFI : Au regard des droits de l’homme, qu’est-ce qui va et ne va pas en Côte d’Ivoire ?
Doudou Diène : Ce qui va, c’est qu’en Côte d’Ivoire, après dix ans d’une crise violente, une Commission des droits de l’homme a été créée, les principaux organes de l’Etat ont été reconstitués sur l’ensemble du territoire. Deuxièmement, il y a un effort considérable pour la formation aux droits des l’homme à la fois de l’appareil sécuritaire d’Etat, mais également d’un certain nombre d’institutions de l’Etat. Maintenant ce qui ne va pas, ou ce qui doit aller mieux, c’est que la reconstitution démocratique est institutionnelle, mais il est extrêmement important qu’elle soit confortée par un pluralisme inclusif. C’est à dire faire en sorte que l’autre principal parti d’opposition, le FPI, rentre dans le dialogue politique et participe aux élections. Un effort doit être fait des deux côtés. Un geste a été fait, qui a son importance : la liberté provisoire accordée aux anciens dirigeants détenus.
Quatorze personnalités pro-Gbago ont été en effet libérées le 5 août 2013.
J’appelle à une reprise vigoureuse et urgente du dialogue politique, parce que le calendrier électoral risque de tout brouiller. Il y a trois dossiers de nature à renforcer ce dialogue politique concrètement : la définition consensuelle d’un statut de l’opposition, la réforme de la Commission électorale indépendante qui n’est plus conforme à la situation actuelle, enfin la réforme des listes électorales.
Entre décembre 2010 et avril 2011, les violences post-électorales ont fait quelque 3 000 morts. Est-ce qu’un jour les coupables seront jugés ?
La question qui est peut-être la clé du déblocage du climat politique et du rétablissement de la confiance et de la réconciliation, c’est la question de l’impunité et de l’iniquité de la justice. Les groupes qui recourent à la violence, l’ont fait parce qu’une culture d’impunité s’est installée. Donc il faut absolument que tous ceux qui ont commis des actes graves se rendent compte que la justice va suivre son cours. Et l’équité, c’est de faire en sorte que tous ceux qui ont commis des violations des droits de l’homme – quelles que soient leurs origines ethniques, leurs camps politiques – fassent l’objet de poursuites. Une autre dimension de la justice, c’est l’articulation de la justice interne et de la justice internationale.
L’ancien président Gbagbo est inculpé actuellement. Et à la Cour pénale internationale (CPI), madame Gbagbo a été inculpée et l’Etat ivoirien vient de décider légalement d’assumer sa priorité judiciaire. C'est-à-dire que l’Etat va assumer le jugement de madame Gbagbo que j’ai rencontrée samedi dernier à Odienné. Mais ce jugement suppose que la justice ivoirienne dispose de toutes les capacités nécessaires pour le faire.
Comment va madame Gbagbo ?
Elle a toujours la même vigueur intellectuelle, elle a même une force de caractère qu’on connaît chez elle. Deux ans de détention n’ont pu que l’affaiblir un peu physiquement. Je plaide pour qu’une attention importante soit accordée à ce que ses droits en tant que détenue soient pleinement respectés ; droit à la santé, droit à la visite d’avocats… Je pense qu’il serait très important qu’elle bénéficie dans un premier temps de la liberté provisoire dont les autres ont bénéficié, et que le jugement puisse se faire dans les meilleures conditions. Il faut aussi qu’elle soit dans un environnement médical qui soit sécurisé.
Ce qui n’est pas le cas à Odienné ?
A Odienné c’est difficile. Elle est dans un environnement, une villa que j’ai visitée plusieurs fois. Ce n’est pas une cellule. Elle mange, elle a une cuisinière. Elle souhaite qu’un membre de sa famille puisse venir un peu lui tenir compagnie dans sa solitude. Donc, comme c’est un dossier lourd, je plaide que là aussi, pour que son cas fasse l’objet d’un acte symbolique. Je le souligne, parce que nous entrons – la Côte d’Ivoire entre – dans une ère dangereuse, la période pré-électorale. Les élections de 2015 c’est demain.
Sur les quelque 150 personnes inculpées pour les violences post-électorales, une seule appartient au camp d’Alassane Ouattara. Toutes les autres appartiennent au camp de Laurent Gbagbo. Est-ce que ça vous préoccupe ?
Ça me préoccupe. Je crois que des efforts sont en train d’être faits, la justice est en train de se reconstituer. Mais il est certain que le fait que ceux qui sont actuellement poursuivis relève d’un seul camp perturbe l’ensemble du climat politique et judiciaire.
Vous parleriez, comme Human Rights Watch, d’une justice à sens unique ?
Je ne dirais pas ce mot, qui est peut-être un peu excessif. Et je n’utiliserais pas aussi le langage de « justice des vainqueurs ». Il faut se rappeler que la Côte d’Ivoire sort de dix ans de non droit. Donc la reconstitution de la justice ivoirienne prendra du temps. Mais il est important que l’indépendance de cette justice soit confortée.
La justice ivoirienne est en train de se reconstituer, c’est vrai, mais la cellule spéciale d’enquête sur les crimes de 2010-2011 est en train d’être démantelée. N’est-ce pas contradictoire ?
Ma position, dans mes rapports, dans mes déclarations, est que dans un contexte où la Côte d’Ivoire est sortie de dix ans de violence, la pérennisation de la cellule spéciale d’enquête est une nécessité pour la Côte d’Ivoire elle-même, mais aussi pour les partenaires extérieurs de la Côte d’Ivoire qui y attachent une importante symbolique. Elle sera un facteur de crédibilité pour montrer que l’Etat ivoirien – et je n’ai aucun doute là-dessus – est décidé à aller au fond de la vérité.
Après la libération des 14 personnalités pro-Gbagbo en août dernier, beaucoup se demandent si le procès des crimes de 2011 ne va pas tourner court et si on ne va pas vers une amnistie générale pour tout le monde, les pro-Gbagbo comme les pro-Ouattara ?
L’amnistie générale est contraire au droit international. Tous les pays, où cette amnistie générale a été appliquée, ont vu les crises renaître quelques années après, parce qu’on n’a pas touché au fond de la culture de violence. Mais la justice ivoirienne devra faire la part des choses. C’est à dire que les crimes ont été d’une telle ampleur, qu’il va falloir décider qui doit faire l’objet de poursuites, et qui doit faire l’objet d’autres types de mesures. Mais je plaide pour que la notion de justice soit l’étape qui mène à la réconciliation.
Doudou Diène (juriste indépendant de l'ONU): «Il est important que Simone Gbagbo bénéficie d’une remise en liberté provisoire» - Photo à titre d'illustration