Pour les narcotrafiquants nigérians, les fumoirs ivoiriens ne sont qu’un maillon parmi d’autres d’un commerce sans frontières.
Il est 22 heures quand le « patron » du fumoir arrive. Plusieurs liasses de billets sont soigneusement alignées sur une vieille table en bois. La petite cabane où se fait la transaction surplombe le fumoir du « Wanch », un ghetto pour toxicomanes comme il en existe une centaine, à ciel ouvert, au cœur d’Abidjan. Tous les soirs, le propriétaire vient récupérer la recette de ce business lucratif qui alimente quotidiennement l’addiction de près de 150 sans-abri, piégés dans l’enfer de la drogue. Le patron vérifie l’état des stocks, gère l’approvisionnement. Il est Nigérian, comme la plupart des trafiquants à la tête des réseaux de drogue en Côte d’Ivoire.
Le chiffre d’affaires quotidien du Wanch avoisine les 4 millions de francs CFA (plus de 6 000 euros), d’après les dealers qui revendent la marchandise sur place. Le Nigérian, appelé « patron », redistribue une partie des gains à son équipe de jeunes Ivoiriens rémunérés à la journée : guetteurs, dealers et gérants du fumoir, dits « babatchés ». Une autre partie des bénéfices est reversée à la police, chargée de la sécurité à l’intérieur du fumoir. Discret, presque invisible, l’homme d’une cinquantaine d’années n’a jamais donné son nom. « Il n’est pas le seul dans le business, assure un membre de l’équipe sous les commandes du « patron » depuis près de six ans. Ils sont plusieurs Nigérians. Ils blanchissent l’argent dans des bars et ont leur propre réseau de prostitution, avec des filles ramenées de chez eux. »
Depuis plusieurs décennies, le crime organisé nigérian a pris possession du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest. « Les organisations criminelles nigérianes sont si structurées dans l’espace et dans le temps qu’elles constituent de véritables mafias », indique Michel Gandilhon, chargé d’études à l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). Structurée et implantée dans le trafic de stupéfiants à l’échelle internationale, la mafia nigériane serait née dès les années 1950, lorsque les contrebandiers libanais ont utilisé pour la première fois l’Afrique de l’Ouest comme zone de transit pour acheminer jusqu’aux Etats-Unis l’héroïne produite en Asie.
Plaque tournante
A partir des années 1980, les trafiquants nigérians ont commencé à transporter le cannabis produit localement ainsi que la cocaïne sud-américaine vers l’Europe. « Depuis lors, les trafiquants nigérians et ghanéens se sont établis avec succès partout dans le monde, y compris dans les pays ouest-africains. Ils ont développé des partenariats au Bénin, en Côte d’Ivoire et ailleurs », écrivait l’historien Stephen Ellis dans son livre This Present Darkness (éd. Hurst, 2016, non traduit) sur le crime organisé au Nigeria.
Grâce à sa position géographique privilégiée, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue destinée au marché européen. « C’est un terrain idéal pour les trafiquants car les Etats sont faibles et les fonctionnaires plus facilement corruptibles. Surtout, ils profitent de l’insertion de l’Afrique de l’Ouest dans le commerce mondial », analyse Michel Gandilhon. La mondialisation des flux de marchandises a entraîné la modernisation des grands ports de la région comme San Pedro, Dakar, Conakry, Lagos ou Cotonou, par lesquels la cocaïne arrive de Colombie, en passant par le Brésil, via les porte-conteneurs.
Mais les routes par lesquelles la drogue est acheminée vers la sous-région restent extrêmement diversifiées, rendant la tâche compliquée aux services répressifs. D’autant que les accords de libre circulation au sein de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cedeao) facilitent l’activité des passeurs. Selon le rapport 2015 de l’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS), les côtes africaines sont également un point d’arrivée de l’héroïne cultivée dans les champs afghans. Les réseaux nigérians ont mis en place un pont aérien entre l’Asie et l’Afrique de l’Est, puis à l’intérieur du continent en survolant d’est en ouest la zone sahélienne.
Une fois arrivée au Nigeria et dans les pays alentour, une grande partie de la drogue est transportée en Europe via la route dite « africaine » : elle remonte jusqu’au sud de l’Espagne, en passant par le Maroc. Ces dernières années, plusieurs ressortissants nigérians, faisant office de mules, ont été arrêtés en possession de stupéfiants à l’aéroport de Casablanca. L’accès au continent européen se fait aussi par la Libye, devenue une zone grise propice à toutes sortes de trafics.
La drogue du pauvre
Et puis il y a la drogue qui reste sur place, laissée aux mains des petits trafiquants nigérians et de leurs complices locaux pour alimenter un marché émergent en Afrique de l’Ouest, jusque dans les fumoirs d’Abidjan. Là, l’héroïne est fractionnée en petites doses et vendue à moindre coût pour s’adapter à un niveau de vie beaucoup plus faible qu’en Europe. La cocaïne est transformée en crack, la drogue du pauvre. « Les trafiquants nigérians ont mis en place des centres opérationnels à Cotonou et à Abidjan, où des locaux gèrent le narcotrafic », expliquait Stephen Ellis dans l’ouvrage cité plus haut. Dans des petits laboratoires situés à Riviera, un quartier d’Abidjan, des préparateurs ivoiriens transforment tous les jours la poudre en cailloux de crack grâce à une formule simple à base d’eau et d’ammoniac, avant de les revendre dans les fumoirs.
En traversant sans cesse l’Afrique de l’Ouest, la drogue a fini par toucher les populations de ces pays, augmentant considérablement leur consommation de psychotropes. Gangrenés par la misère, les fumoirs ivoiriens sont les plus touchés par le fléau de l’héroïne et du crack. Mais la drogue, de plus en plus accessible et diversifiée, se vend dans tous les milieux. Les statistiques de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) montrent que l’usage de la cocaïne en Afrique a doublé entre 2004 et 2011. « Il y a désormais un marché pour la cocaïne, avec l’émergence, certes lente et chaotique, d’une classe moyenne engendrée par les taux de croissance relativement élevés de la dernière décennie », commente Michel Gandilhon.
Alors que les experts s’inquiètent de la montée du narcotrafic ouest-africain, craignant une déstabilisation de la région pouvant alimenter les groupes djihadistes locaux, un nouveau marché est en pleine expansion : le commerce de la méthamphétamine. Depuis quelques années, le Nigeria est devenu une zone de fabrication de cette drogue de synthèse très addictive. Entre 2011 et 2015, dix laboratoires clandestins de fabrication de méthamphétamine ont été démantelés au Nigeria. La Côte d’Ivoire, le Bénin, la Gambie, le Ghana et le Mali sont également soupçonnés d’être impliqués dans la production régionale. Exportée vers l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie, cette substance est aussi largement consommée localement dans les pays d’Afrique de l’Ouest, entraînant toujours plus de dépendance chez les populations les plus vulnérables.
Par Ghalia Kadiri (Abidjan, envoyée spéciale)
En Côte d’Ivoire, le trafic de drogue aux mains de la mafia nigériane