Suite de la décision des juges de La Haye, Laurent Gbagbo sera jugé par la CPI. Si l'un des trois juges a manifesté son désaccord, Jean-Marie Fardeau, directeur France d’Human Rights Watch, juge que cela ne signifie pas que le dossier d'accusation est fragile. Au nom de l’équilibre, il plaide également pour que la CPI se penche sur les accusations portées contre des pro-Ouattara.
L’an dernier, les juges de La Haye avaient demandé à la procureure Fatou Bensouda de revoir sa copie. Ce jeudi, ils ont entendu ses arguments. Pourquoi ce changement d’opinion de leur part ?
Il faut savoir que la procureure arrive avec 22 000 pages de témoignages supplémentaires, de 108 personnes tout à fait nommées et, donc, c’est un dossier vraiment extrêmement complet que la procureure a pu mettre sur le bureau des juges, devant la CPI.
La CPI s’est appuyée notamment sur deux faits : la répression d’une manifestation de femmes à Abobo, le 17 mars 2011, et le bombardement au mortier d’un quartier d’Abobo, le 17 mars de la même année. Quels sont les nouveaux éléments de preuve que la procureure a pu apporter ?
Je pense que c’est sur ces deux faits, mais également sur la manifestation en direction de la Radio-Télévision ivoirienne de fin décembre 2010, qui avait été également durement réprimée, plus un autre fait à Yopougon vers le 12 avril 2011, que la procureure a pu collecter des témoignages extrêmement précis, avec des noms de personnes qui ont bien voulu témoigner. Nous nous en réjouissons et nous pensons surtout aux victimes et à leurs proches qui vont enfin voir la justice passer sur les crimes commis après décembre 2010.
Ce qui manquait surtout dans le premier dossier de l’année dernière, c’était la preuve que Laurent Gbagbo avait été personnellement le donneur d’ordres de ces crimes. Y a-t-il aujourd’hui des documents audio, vidéo ou écrit, qui peuvent apporter cette preuve ?
Nous n’avons pas connaissance du dossier de la procureure, mais nous, Human Rights Watch, et d’autres organisations, avions déjà témoigné et rapporté le fait que Laurent Gbagbo lui-même s’était exprimé à la radio, notamment pour appeler à l’érection de barrages dans la ville d’Abidjan pour bloquer les partisans de Ouattara, en appelant à dénoncer tous les étrangers qui étaient suspectés d’être des soutiens de Ouattara, notamment les migrants ouest-africains, et en traitant les partisans de Ouattara de « rats d’égout ». Et donc, j’imagine que la procureure et son bureau ont pu collecter des nouveaux documents, soit vidéo, soit audio, soit ces témoignages des 108 personnes qui ont bien voulu témoigner.
On sait depuis janvier dernier que, le jour de la capture de Laurent Gbagbo, les services secrets français ont visité sa résidence et ont emporté un certain nombre de documents. On sait aussi que Fatou Bensouda a fait le voyage à Paris. A-t-elle pu récupérer ces fameux documents ?
Je ne sais pas si elle a pu récupérer ces documents. Je ne sais pas si la France sera prête à les transmettre au bureau de la procureure. Mais je pense qu’il n’y a même pas besoin de cela pour alimenter un dossier pour le procès de Laurent Gbagbo. C’est lui qui dirigeait directement les Forces de sécurité (FDS) dans la période post-électorale.
Cette décision de jeudi, prise à deux contre un, la magistrate belge a voté contre le renvoi de Laurent Gbagbo devant un tribunal. Cela ne prouve-t-il pas que le dossier de l’accusation reste très fragile ?
La justice est bien faite. C’est pour cela qu’ils font des panels de trois juges : pour avoir une majorité qui se dégage au cas où il n’y aurait pas l’unanimité. Et, effectivement, le fait qu’une juge ne vote pas, ne soit pas favorable, prouve qu’il y a encore certainement du travail à faire. Il faudra que les témoins soient très convaincants devant le tribunal le jour où il se réunira.
L’un des avocats de Laurent Gbagbo, Me Altit, estime que si la juge belge a voté contre, c’est parce qu’elle pense que les charges ne sont pas suffisantes pour faire condamner Laurent Gbagbo et que tout se terminera par un acquittement.
C’est bien le rôle d’un avocat de dire que son client ne sera jamais condamné. Il faut donc maintenant aller au procès. On remet les compteurs à zéro et nous espérons, bien sûr, que les victimes verront la justice passer en leur faveur.
C’est la première fois dans son histoire que la Cour pénale internationale va juger un ancien chef d’Etat. Si elle y avait renoncé, ne se serait-elle pas ridiculisée ? N’aurait-elle pas signé son propre arrêt de mort et, finalement, n’est-ce pas la vraie raison pour laquelle la Chambre préliminaire a renvoyé Laurent Gbagbo devant un tribunal ?
Je n’ose pas croire que la Cour puisse mettre en cause la qualité de sa justice en fonction des risques qu’elle prendrait à prendre telle ou telle décision. J’ose espérer qu’elle les a prises, et je suis convaincu qu’elle les a prises, sur la qualité du dossier de la procureure et des faits qui lui étaient présentés. Effectivement, si elle avait été amenée à mettre cause les charges présentées par la procureure, ça aurait été un énorme camouflet, peut-être pas pour la Cour mais, en tout cas, pour le bureau du procureur. Mais, heureusement pour la justice internationale, les charges ont été considérées comme probantes de la part de la Chambre préliminaire.
Depuis deux ans, vous dénoncez en Côte d’Ivoire une justice à sens unique. Sont poursuivis plusieurs centaines de pro-Gbagbo et zéro pro-Ouattara. Est-ce que la décision de ce jeudi ne renforce pas ce déséquilibre ?
Cette décision peut renforcer ce déséquilibre ou cette impression de déséquilibre. C’est pour cela que nous appelons immédiatement la Cour pénale internationale – le bureau du procureur en particulier – et les autorités ivoiriennes à tout faire pour que ceux qui, du côté de Ouattara, se sont rendus responsables de crimes contre l’humanité ou de crime de guerre. Notamment ces 548 personnes qui auraient été exécutées de manière sommaire par des forces pro-Ouattara dans la période post électorale. [Il faut] que les personnes responsables soient poursuivies et que la Cour pénale puisse instruire le dossier de ces personnes également. Ce n’est qu’à cette condition que le peuple ivoirien reconnaîtra que la justice est impartiale et que personne n’est au-dessus de la loi. Que ce soit du côté pro-Gbagbo ou du côté pro-Ouattara. Il y a urgence, effectivement, après trois ans, à ce que la Cour pénale montre sa capacité à instruire des dossiers pro-Ouattara.
Jean-Marie Fardeau, directeur France d’Human Rights Watch