Dr Amédé K. Kouakou est depuis janvier 2012, le Directeur général de LBTP (Laboratoire du Bâtiment et des Travaux Publics). Ce docteur en Génie civil (Université Toulouse III) doublé d’un ingénieur des travaux publics (ENSTP-Yamoussoukro), est surtout un grand expert du bâtiment. Dans cet entretien, il explique les raisons de l’écroulement d’immeubles à Abidjan, et surtout donne les mesures qu’il faut prendre pour juguler ce phénomène. Aussi évoque t-il les missions de son entreprise dont l’expertise est indispensable dans la construction d’ouvrages solides et viables.
Le Patriote : C’est un constat. Des immeubles s’écroulent depuis quelques à Abidjan. Comment, en tant qu’expert du génie civil, expliquez-vous ce phénomène, pour le moins, étonnant et inquiétant?
Dr Amédé Kouassi Kouakou : Il faut tout d’abord savoir qu’avant de construire un bâtiment, surtout un immeuble, il y a des étapes principales à respecter. La première chose qu’il faut faire, c’est l'étude de sol, parce que, plus un bâtiment est haut, plus il pèse.
Tous les sols n'ont pas la capacité de supporter un bâtiment d'un certain poids. Par exemple, lorsque vous êtes en bordure de lagune où il y a la boue, et si vous mettez un gros bâtiment là, il est clair qu’il va s'enfoncer. Mais, cela ne veut pas dire qu'on ne peut pas construire un bâtiment là.
L'étude que nous allons faire permettra de faire certaines types de fondations qu'on appelle des fondations spéciales qui vont permettre au bâtiment de tenir. Parce que, si vous ne faites pas ces fondations spéciales et que vous construisez le bâtiment, il risque de s'écrouler. Donc, avant toute chose, il faut faire l'étude de sol pour voir la capacité portante du sol.
Cette étude va permettre de dimensionner, de donner la taille des fondations. Il y a des fondations qu'on appelle fondations superficielles, c'est-à-dire des fondations qui sont à environ 1,50 mètres dans le sol. Ça, c'est lorsque le sol est bon, très dur. Quand le sol est moyen, on fait des fondations semi-profondes qui descendent à 10-20 mètres dans le sol.
Quand c'est un ouvrage vraiment lourd, on fait des fondations profondes qui peuvent descendre à 50-70 mètres. Lorsque vous prenez les ponts d'Abidjan, les fondations sont à plus de 70 mètres à partir du fond de l'eau. C’est le principal élément avant de construire la maison. L’étude de sol va donc permettre de savoir quel type de fondation il faut faire en fonction de la taille du bâtiment.
L.P : Que faut-il faire ensuite ?
Dr AKK : Après cette étape, vous devez confier votre bâtiment à des professionnels. Souvent, des maîtres d'ouvrages, qui veulent faire des économies, contactent des maçons. Alors que, pour un immeuble, il y a des dispositions constructives. Ça veut dire que les éléments qui vont servir à construire la maison doivent être placés d'une certaine façon.
Quand c'est une petite maison, votre maçon peut le faire facilement. Mais, quand ça devient des bâtiments d'une certaine hauteur, il y a des dispositions à prendre. Donc, il faut faire appel aux professionnels. Troisièmement, il faut s’assurer que les matériaux qu’on utilise pour la construction sont de bonne qualité. Aujourd'hui, la Côte d'Ivoire est un marché très ouvert.
Et malheureusement, il arrive qu'on trouve des matériaux qui sont de mauvaise qualité. Comme des fers à béton, du ciment, des graviers... Nous avons beaucoup de matériaux de construction qui sont de mauvaise qualité. Quand vous prenez par exemple un béton. On vous dira que pour telle construction, le béton doit avoir une résistance de 25 méga pascals. Si vous prenez du béton de mauvaise qualité qui ne permet d'avoir les 25 méga pascals nécessaires à l'ouvrage et que vous n’en avez que 5, il est évident que cela ne peut supporter le bâtiment.
Donc, il y a risque d'écroulement. Même quand vous prenez du bon ciment et qu'au lieu de mettre 1 litre d'eau, vous en mettez 10, automatiquement, cela influence la qualité du béton.
C'est pour cela qu'il faut faire appel à des professionnels. Pour me résumer, il y a trois éléments, à prendre compte, qui vont ensemble. Premièrement, il faut faire l'étude de sol du bâtiment, deuxièmement, il faut confier la construction à des professionnels qui connaissent les dispositions constructives et qui savent faire les mélanges et troisièmement, il faut s'assurer de la qualité des matériaux.
Les immeubles s'écroulent maintenant parce que, de plus en plus de promoteurs (immobiliers), ne respectent pas les règles de la construction. Ils évitent de passer nous voir pour qu'on fasse des études de sol. Ils préfèrent utiliser des matériaux moins chers et font souvent appel à des tâcherons qui ne maitrisent pas la profession.
L.P : Dans l’immédiat que faut-il faire pour éviter que d’autres immeubles ne s’écroulent comme récemment à Yopougon?
Dr AKK : Le ministère de la Construction (de l’Urbanisme et de l’Habitat) est en train de trouver des solutions définitives pour que l'étude de sol soit exigée et qu'un contrôle soit effectué pendant les travaux pour éviter que ces immeubles ne s'écroulent.
L'étude de sol peut, par exemple, être exigée avant la délivrance du permis de construire. L'Etat a les moyens de vérifier, que tous les bâtiments ont été contrôlés. Et cela, à travers le LBTP qui a été créé en 1954. Cette année, ça fait 60 ans que nous existons. Nous allons commencer les festivités de nos 60 ans à la fin du mois de mars. A cette occasion, nous expliquerons aux Ivoiriens ce que nous avons fait pour les populations depuis 60 ans.
L.P : En attendant, les mesures que vous préconisez doivent-elles se limiter uniquement aux immeubles ou s’étendre à l’ensemble des constructions ?
Dr AKK : Elles doivent s'imposer à tous les bâtiments construits sur l'ensemble du territoire national. Vous savez, la sécurité des Ivoiriens est une mission régalienne de l'Etat, qui a donc obligation d'assurer la sécurité de ses citoyens. C'est pour cela que nous sommes là. Je profite de cette opportunité que vous m’offrez pour dire aux Ivoiriens que nous sommes à leur disposition. Qu’ils n’hésitent pas à solliciter notre expertise pour la construction de leurs bâtiments. Depuis 60 ans, nous sommes là. C'est notre métier, nous savons le faire.
L.P : Justement, avez-vous la possibilité de faire arrêter la construction d'un ouvrage que vous savez défaillant ?
Dr AKK : Malheureusement non. Nous sommes une entreprise de l'Etat mais, nous n'avons pas le pouvoir d'aller arrêter les travaux de construction d’un bâtiment. Nous donnons les résultats de nos mesures et c'est le ministère de la Construction qui décide de l’arrêt des travaux. Et les mesures qui sont en train d'être prises par la tutelle vont nous aider dans l'accomplissement de notre mission.
Mais, vous me faites rebondir sur une autre mission du LBTP qui est le contrôle des installations électriques intérieures qu'on appelle Securel. Vous savez qu'avant 1981, il y a eu beaucoup d'incendies, beaucoup d'électrocutions, beaucoup d'Ivoiriens sont morts. Donc, le gouvernement du président Houphouët-Boigny a pris la décision en 1981 d’instaurer un contrôle électrique dans les bâtiments avant que l'EECI (Energie Electrique de Côte d’Ivoire) ou, aujourd’hui la CIE (Compagnie Ivoirienne d’Electricité), ou n'installe l'électricité.
Vous constatez que depuis 1981, dans les maisons il y a moins d'incendies et d'électrocutions parce que Securel, depuis 32 ans, joue ce rôle avec efficacité. Nous souhaitons donc qu'au niveau de la construction, ces exigences soient faites. Qu'on fasse obligation à tout constructeur de faire une étude de sol, de contrôler la qualité de ses matériaux. Une fois que cela sera fait, les problèmes que nous connaissons au niveau des bâtiments seront résolus comme celui de l'électricité.
L.P : Ces obligations, qui occasionnent des frais pour le promoteur immobilier, ne vont-elles pas se répercuter sur le prix des maisons ou encore celui des loyers ?
Dr AKK : Je vais répondre simplement à votre question. Le propriétaire de l’immeuble qui s'est écroulé à Yopougon n'a pas fait d'étude de sol. A-t-il perdu ou gagné de l'argent ? En plus, nous avons eu la chance de n'avoir que des blessés. La vie de l'Homme est irremplaçable. Le coût du sondage et le coût du contrôle ne représentent même pas 1 % du coût de l'ouvrage.
Donc, c'est vraiment minime. Pour un ouvrage de 50 millions, vous ne dépenserez même pas deux millions. Ce sera moins. Je préfère dépenser deux millions pour contrôler la qualité de mes matériaux, du sol plutôt que de perdre après un immeuble de 100 à 200 millions de FCFA. Il y a des immeubles qui valent des milliards de nos francs.
En fonction de la taille de votre ouvrage, nous serons exigeants sur la nature des sondages à faire. Pourquoi des bâtiments s'écroulent ? Quelqu'un construit une maison. C'est une maison basse. Ensuite, il gagne un peu d'argent et décide de mettre un étage en plus. Après, il a encore un peu d'argent et décide de mettre un deuxième niveau en plus. Mais, lorsqu'il faisait la maison basse, est-ce que les fondations du bâtiment ont été faites pour supporter un immeuble R+2 ? Non ! Donc, votre immeuble va s'écrouler.
Nous faisons des essais pour voir la capacité portante du sol. Pour voir le poids que le sol peut supporter. On sait donc que le sol peut supporter tel poids alors que, ce qu'on veut mettre dessus est tellement gros que le sol, naturellement, ne peut pas le supporter. Cette étude permet donc de faire le type de fondations qu’il faut (un peu plus grosses, un peu plus profondes, etc.) pour que ce sol puisse supporter le bâtiment.
Nous souhaitons qu'à l'image de ce qui se fait pour Securel, si on le fait pour les bâtiments, on pourra détecter assez tôt les malfaçons, ne serait-ce que pour préserver l'économie nationale. Quand quelqu'un met 100 millions, 200 millions dans un bâtiment qui s'écroule, c'est une perte pour le propriétaire mais, c'est aussi une perte pour l'Etat. Et, s'il y a mort d'homme, c'est encore plus grave.
L.P : Y a-t-il des risques que d’autres immeubles s’écroulent encore ?
Dr AKK : Nous ne souhaitons pas en tant que responsable que les immeubles s'écroulent. Il faut aussi savoir qu’un immeuble ne s'écroule pas comme ça. Pour qu'un immeuble s'écroule, il y a d’abord des signes, notamment les fissures.
Si vous constatez que votre immeuble commence à se fissurer de façon dangereuse, vous pouvez nous approcher, nous irons faire une expertise pour apprécier la dangerosité de ces fissures. Cela fait également partie des missions du LBTP. Nous avons la capacité d'évaluer, d’ausculter l’ouvrage, de faire des diagnostics pour voir l'état réel l'état réel du bâtiment. Et dire qu'il peut aller en ruine ou ce qu'il y a à faire pour rattraper certaines choses.
L.P : La sécurisation des installations électriques dans les bâtiments est aussi, vous l’évoquiez tantôt, l’une de vos missions avec notamment Securel. Selon vous, qu’est-ce qui explique les incendies qu'on constate dans les marchés et même dans des immeubles au Plateau ?
Dr AKK : C'est simple. Je suis maire de Divo, mon marché a brûlé il y a à peine deux mois. Quand vous analysez ce qui s'est passé, vous verrez qu'à l'intérieur des marchés, les gens ont construit des baraquements en bois et ils ont fait des installations anarchiques. Si vous faites des installations anarchiques et qu'il y a un départ de feu, tout flambe.
Notre mission est de faire le contrôle avant la première mise sous tension, c'est-à-dire avant que la maison ne soit habitée. Mais, vous connaissez les Ivoiriens. Ils font des modifications, il y a des pans de la maison qu'on rajoute mais, il n'y a plus de contrôle après. Evidemment, ce sont des sources d'incendies, d'électrocutions.
Le LBTP est dans une fédération qu'on appelle Fisuel, c'est la fédération internationale pour la sécurité des usagers de l'électricité. Dans cette fédération, le pays où il y a le moins de problèmes est le Japon.
Parce qu'au Japon, en plus du contrôle qu'on fait avant de vous donner votre maison, tous les 3 ans, une compagnie de l'Etat japonais vient faire des contrôles pour s'assurer que, même si vous avez rajouté des choses, tout est bon. Aujourd'hui Securel marche bien. Quand on va contrôler les installations électriques des bâtiments pour la première fois, il n'y a que 25 % qui sont bons. Imaginez, s'il n'y avait pas Securel et qu'on mettait l'électricité ce qui allait se passer dans les maisons.
L.P : Il y a aussi les branchements anarchiques qui sont sources d’incendie dans les quartiers précaires…
Dr AKK : Les branchements anarchiques sont récurrents dans les quartiers précaires. Le contrôle des installations dans ces endroits est plus que nécessaire. J’ai évoqué tout à l’heure les marchés qui brûlent. Dans les quartiers précaires, les maisons sont en bois. Si vous avez des branchements anarchiques, c’est source d’incendie. Les fils qui pendent de partout, les enfants peuvent être électrocutés. Pour nous, c’est nécessaire dans ces quartiers précaires, avant qu’on ne leur donne l’électricité, qu’il y ait un contrôle des installations électriques. Réalisée par Y. Sangaré
Interview / Dr Amédé K. Kouakou (Directeur Général de LBTP) : “Pourquoi des immeubles s’écroulent à Abidjan” - Photo à titre d'illustration