Quelques jours seulement après avoir mis fin à sa carrière de footballeur, l'ancien capitaine des Éléphants livre des secrets sur son parcours: Ses joies, ses peines... les raisons profondes de son retrait chez les Éléphants en 2014. Des tranches de vie menées durant 20 années intenses de carrière. En exclusivité...
Le 21 novembre 2018 est-il un jour symbolique pour vous ?
Oui, c’est un jour important pour moi. Après 20 années de carrière, c’est ce jour que j’annonce l’arrêt de ma présence sur les pelouses. Cela mérite que je marque le coup pour tous les gens, les fans, les supporters qui m’ont soutenu pendant toutes ces années.
Pourquoi avoir choisi de le faire maintenant ?
Je suis fier de la carrière que j’ai eue et de tout ce que j’ai pu apprendre dans les différents pays où j’ai évolué.C’est le moment idéal pour arrêter. Je pense avoir bouclé la boucle ; commencer en temps qu’amateur, éclore tard et passer près de 20 ans à évoluer dans des stades, tous plus beaux les uns que les autres, m’a beaucoup apporté. Et cette dernière expérience à Phœnix était pour moi une manière de boucler la boucle, car je pense qu’il n’y a pas de hasard dans la vie. Le football m’a tellement donné, qu’à la fin de cette magnifique carrière, me retrouver pendant deux ans face à de jeunes joueurs tous assoiffés de réussite est comme un clin d’œil à mes débuts dans le milieu. Je crois beaucoup en Dieu et transmettre un peu de mon savoir-faire, de mon expérience à ces jeunes, m’a rempli de bonheur car en les voyant évoluer, je me revoyais 20 années plus tôt, au même âge, à lutter pour réussir. Alors pourquoi ne pas les aider à réaliser leurs rêves et peut-être avoir contribué à la réussite d’une belle carrière?
N’est-ce pas parce que vous aviez déjà le double statut de footballeur-dirigeant du club Phœnix Rising que vous avez finalement décidé de basculer définitivement dans la gestion ?
C’était prévu effectivement de basculer du statut de joueur-copropriétaire à juste copropriétaire. Mais ce qui m’a poussé à basculer, c’est la vitesse et l’intelligence avec laquelle ces jeunes ont grandi. Lors de la première saison, nous avions atteint les demi-finales de la Conférence et cette saison, nous avons été couronnés champions de la Conférence Ouest et deuxième de la Grande Finale. Deux ans auparavant, le club était inconnu et jouait devant 200/300 spectateurs alors qu’aujourd’hui, nous sommes le deuxième club aux US en USL et nos matchs se jouent devant 8000 spectateurs. Donc le bilan plus que positif me conforte dans le choix que j’ai fait de rejoindre la franchise et aussi dans ma décision d’arrêter de jouer, après avoir mis le club, la ville, les joueurs sur la voie.
Alors, comment définissez-vous votre nouvelle tâche dans ce qu’on peut appeler désormais la reconversion de Didier Drogba ?
Mon rôle aujourd’hui plus qu’hier, au niveau administratif, sera d’aider le club à obtenir la Licence et les droits pour évoluer en Major League Soccer (MLS), s’occuper de la gestion au quotidien du Phœnix Rising, de développer la culture du football à Phœnix au vu du gros potentiel de la communauté sud-américaine, et bien sûr de mettre en place une politique sportive qui permettra au club de remporter des titres et de devenir un exemple, un modèle de réussite aux États-Unis grâce à mon expérience.
Quel peut-être le lien de ce projet réalisé aux États-Unis et votre continent d’origine, l’Afrique ?
Il y a effectivement beaucoup de choses qui peuvent être faites. Le meilleur exemple est l’arrivée du joueur ivoirien Mala Doueigui dans le club. Cela constitue déjà un premier pont, sans compter les partenariats qui peuvent se mettre en place. Le plus important est d’être face à des projets sérieux qui peuvent, à terme, aboutir à l’éclosion de jeunes footballeurs. Rien ne peut se faire si on n’a pas une vision professionnelle. C’est dans cette optique-là qu’il faut travailler et tisser des liens. Il va sans dire qu’il est plus facile de travailler avec des partenaires professionnels, sérieux, ambitieux et à dimension humaine car il en va de la crédibilité de mon club.
Selon vous, comment peut-on donc dans la pratique, matérialiser ce type de projet ?
Une fois que je me serai posé, je pourrai mieux analyser et enrichir cet état d’esprit. J’aurai maintenant plus de temps pour analyser ce genre de projets. Une fois face aux réalités du terrain, je pourrai me faire mon propre avis. Il n’y aura rien qui se fera dans la précipitation.
Outre le football, pensez-vous accroître vos initiatives dans le développement social, en Côte d’Ivoire par exemple ?
Le social comme vous avez pu vous en rendre compte depuis des années, est quelque chose qui me tient à cœur. Notre Fondation multiplie ses actions tant sur le plan médical avec la clinique mobile qui a déjà fait plus de 5000 dépistages cardiaques en partenariat avec l’Ica et le Heart Fund mais aussi sur le plan de l’éducation avec l’ouverture de l’école préscolaire et primaire de 7 classes que nous avons construite et inaugurée dans la localité de Pokoukouamékro, dans la région de Gagnoa, en début d’année 2018. Récemment, des ordinateurs ont été offerts à l’école de Vitré 1, dans la commune de Grand-Bassam. Toutes ces actions ont débuté en 2007 en Côte d’Ivoire. L’idée est de les étendre le plus possible à tout le pays avec l’aide de partenaires internationaux mais surtout locaux.
La porte vous est-elle désormais ouverte pour vous consacrer également à la gestion des affaires du football africain ?
Tout dépend de comment vous définissez le mode gestion des affaires du football africain. J’estime que mon devoir est d’aider, de conseiller et d’apporter mon expertise…
Votre présence, il y a quelques mois, en Mauritanie, se situait-elle dans cette vision-là ?
Il ne faut jamais rechigner quand il s’agit de donner aux frères et sœurs son savoir-faire, que ce soit en Mauritanie ou tout autre pays d’Afrique. J’estime qu’il faut aider notre Continent à se développer à tous les niveaux et je dois dire que sur ce point, la Mauritanie est un exemple à suivre, même pour beaucoup de soit-disant grandes nations africaines de football.
L’Afrique, les États-Unis et il y a aussi et surtout l’Europe qui vous a tant donné. Gardez-vous toujours des liens forts avec le vieux continent ?
Je garde d’importants souvenirs, des amitiés, des expériences. La plus grande partie de ma carrière a été faite en Europe et forcément j’ai pu créer des liens forts avec ce continent et ses habitants. Le football m’a permis de voyager, de découvrir des pays, des cultures différentes ou similaires à la nôtre.
Comment êtes-vous arrivé à vous organiser pour rester professionnel jusqu’au bout, professionnel dans l’âme ?
Cela tient à beaucoup de choses mais la base est la rigueur. C’est l’occasion pour moi de prodiguer des conseils aux plus jeunes et à tous ceux qui veulent embrasser une carrière de footballeur. Cela est valable pour tout sportif de haut niveau. Je ne vais pas m’attarder sur l’hygiène de vie qui est un impératif évident. Sans oublier la volonté personnelle car tout ce que j’ai pu construire, c’est à force de détermination, d’envie et de foi. De plus, un grand athlète doit avoir toute une organisation autour de lui: médicale, communication… savoir s’entourer de personnes qui vont vous challenger, vous pousser à être le meilleur et surtout se remettre en question en permanence !!! J’ai appris que par le travail, je peux réussir et pérenniser toutes mes actions. Le haut niveau ne laisse aucune place au hasard. C’est la différence entre un bon joueur et un grand joueur.
Pouvez-vous nous citer dans l’ordre, trois faits majeurs qui vous marqueront à jamais dans votre carrière de footballeur ?
Il y en a beaucoup (il marque quelques secondes de silence). Je dois en citer trois ? En premier, ma première licence en tant que joueur de football. C’était à Dunkerque, en France. A l’époque, j’avais onze ans… En deuxième, il y a eu la qualification des Éléphants pour la Coupe du monde. C’était en 2006. C’était la première fois que notre pays allait participer à une phase finale de Coupe du monde. Je ressentais toute cette fierté d’appartenir à un grand moment de l’histoire de notre pays. Et en troisième, le titre de champion d’Europe de la Ligue des champions 2012, avec Chelsea.
L’équipe nationale de Côte d’Ivoire, vous a-t-elle donné plus que votre parcours en clubs ?
Avec la sélection, il y a eu une vraie force et de l’engouement pour tout le peuple ivoirien uni pour une seule cause. Notre équipe nationale avait fière allure. Elle en imposait partout où elle jouait. On avait déjà cet héritage d’une grande nation africaine de football grâce à la génération Ben Badi, Gouamené, Fofana, Gadji Celi... Et notre génération a réussi à pousser un peu plus le football ivoirien. Il y avait Kolo, Yaya, Zokora… Je pense qu’il y a eu des choses magnifiques et magiques que le peuple ivoirien gardera toujours en mémoire. En sélection ou en club, les sensations peuvent être différentes. Mais, le goût de la victoire est identique à tous les niveaux.
Votre parcours en Côte d’Ivoire renvoie à ce match de 2005 à Khartoum, au Soudan. Où vous vous agenouillez avec tous vos coéquipiers pour implorer le pardon et la paix. A ce moment précis, vous sentiez-vous investi d’une autre mission pour le pays ?
Il y a des matchs, des victoires, des qualifications qui ne valent pas plus que la paix, l’harmonie entre les hommes et les peuples. Oui, à ce moment-là, il y a eu une onde positive sur nous tous : Cyril Domoraud, Kouassi Blaise Copa, Aruna ... Nous venions tous de comprendre que nous pouvions aider au bonheur des ivoiriens…
Entre 2005 et 2006, il y a eu ces deux matchs historiques (Défaite 2-3 à Abidjan aux éliminatoires du Mondial et victoire aux tirs au but ¼ finale de Can) contre le Cameroun. Avec du recul aujourd’hui, comment vivez-vous cette rivalité entre les pays et entre Samuel Eto’o et vous ?
C’est vrai que les supporters des deux pays alimentaient tout le temps ce débat. On avait conscience de cette rivalité qui était beaucoup plus celle de la fierté et de l’orgueil d’appartenance. Chaque supporter se reconnaissait en son joueur. Mais moi, je me focalisais beaucoup plus sur le jeu et sur cette qualification pour le premier Mondial de notre histoire et nous étions aussi à la première phase-finale de Can pour cette génération.
Cette rivalité était seulement sportive et le seul rapport de force qui m’intéressait, était de renverser la tendance que présentait l’équipe du Cameroun comme la meilleure de tout le continent. On les a faits plier, très difficilement mais avec du recul je pense que cela à contribuer à créer un vrai déclic pour notre génération et à nous inculquer une vraie force de caractère.
Vous avez personnellement perdu deux finales de Can, en 2006 et 2012. Laquelle vous a fait le plus mal ?
Ce sont les deux à la fois. J’avoue que celle de 2012, m’a beaucoup plus marqué. Parce qu’on avait la meilleure défense et attaque du tournoi.
Et on la perd aux tirs au but face à la Zambie. Ce qui m’a peiné c’est qu’il y avait une vraie harmonie et solidarité au sein de l’équipe et ce qui a intensifié mon regret, c’est une dame qui me croise à Abidjan après une séance d’entraînement au stade ; Elle accourt et vient vers moi et d’une manière complice « Drogba, merci pour le penalty manqué.’ » Comme ci j’avais fait exprès de rater mon tir au but.
Cela m’a tellement vexé de voir que les Ivoiriens pouvaient penser que j’ai pu manquer ce penalty de manière volontaire ! Moi, fier capitaine de cette équipe et qui courait après ce titre depuis des années... Comme quoi à force de tout politiser, de telles absurdités finissent par être pensées.
J’essaie de me consoler en me disant que ce match là, on aurait pu le jouer pendant des jours. Peut-être qu’on ne l’aurait jamais gagné. Ce n’était pas pour nous, tout simplement.
Et il y a eu l’épisode du Mondial 2014. Qu’est-ce qui vous a amené à quitter l’équipe après le Brésil. Était-ce prévu d’arrêter immédiatement votre carrière en sélection ?
Non, ce n’était pas prévu. Je n’ai pas arrêté ma carrière internationale parce que j’avais été mis sur le banc au Brésil. D’ailleurs, ma carrière je l’ai commencée sur un banc de touche au mans et plus tard à Chelsea, même à mes plus belles heures, j’ai déjà été sur le banc et aucun entraîneur n’a eu à se plaindre d’un éventuel mécontentement de ma part.
Par contre, il y a certaines valeurs qui me sont chères. Le respect de la personne, le respect de la hiérarchie. Et je peux même dire aussi, le respect de la santé physique de l’homme. Pour moi, quand tu enfreins ces valeurs qui me sont très chères, c’est que ma présence dérange. Ma décision a été prise à ce moment là. Ma santé physique avant tout !!!
Faites-vous référence à l’entraîneur ou au staff dirigeant de l’époque ?
Je pense que le coach n’avait pas pris la décision seule, ça m’a permis de voir le vrai visage de nombreuses de personnes et j’en remercie le Seigneur.
Je ne suis pas là pour soulever la polémique en indexant telle ou telle personne mais j’ai trouvé cela dommage à l’époque : ce manque de classe, de respect, pour quelqu’un qui je pense, a apporté en toute humilité, un minimum à sa nation.
Votre génération était inouïe. Comment arriver à avoir présentement une telle génération de footballeurs en Côte d’Ivoire ?
Il n’y a que le travail, la remise en question et aussi une question d’organisation professionnelle. Les succès de demain se préparent aujourd’hui. Avoir une vision, un investissement à long terme qui n’empêchent pas les résultats immédiats.
Interview exclusive/Didier Drogba: ''J'ai eu des joies et des peines durant ces 20 années''