A la mi-mars, j’ai assisté à Genève à l’édition 2015 de l’Africa CEO Forum, qui rassemble chaque année de grands représentants du capitalisme africain : PDG de multinationales et de groupes familiaux aux ambitions grandes comme l’Afrique, banquiers d’affaires et consultants en tout genre, visionnaires et gourous. Une ambiance à la Davos flottait ce jour là sur la cité de Calvin, mais avec une convivialité et une chaleur proprement africaine. On était loin des visages compassés et des mines contrites que l’on pouvait rencontrer dans d’autres forums internationaux. Les discussions étaient animées autour du concept d’africapitalisme promu par le milliardaire nigérian Tony Elumelu.
Les entrepreneurs africains n’ont jamais été aussi optimistes. Mais les médias internationaux mettent paradoxalement toujours autant l’accent sur les “sept plaies” du continent (pandémies, guerres civiles, terrorisme, catastrophes climatiques, explosion démographique, infrastructures défaillantes, et corruption). Sans parler des drames humains provoqués en Méditerranée par ces passeurs qui jettent - littéralement - à la mer des milliers de pauvres hères affamés et épuisés. Les deux réalités sont elles vraiment si inconciliables que cela ? N’est-ce pas le manque d’opportunités économiques en effet qui pousse une grande partie de ces migrants à prendre le large, pour ce qui sera souvent leur dernier voyage? N’est ce pas obscène alors de parler d’émergence du continent africain ? Pour les tenants de l’africapitalisme c’est précisément pour cette raison qu’il faut davantage mettre l’accent sur la dynamique positive à l’oeuvre en Afrique, pour libérer les initiatives individuelles et accélérer le développement.
Pour David Rice, le directeur de l’Africapitalism Institute, l’Afrique a trop longtemps souffert d’une hypertrophie du secteur public et d’une manque d’attention pour le secteur privé. Or il a été démontré qu’à long terme seul le secteur privé est capable de créer des richesses, et d’offrir aux jeunes du Caire, de Nairobi ou de Kinshasa les emplois dont ils ont besoin. L’urgence est à la débureaucratisation, au désenclavement, à l’élargissement des marchés par la construction d’infrastructures d’énergie et de transport, et à l'amélioration de l'intégration régionale et sous-régionale. L’Africapitalism Institute accorde ainsi chaque année des bourses à 1000 créateurs d’entreprise dont le projet présente un véritable potentiel de transformation pour le continent africain.
Mais certains acteurs du Sud n’ont pas attendu ces initiatives. Parmi les personnalités présentes à l’Africa CEO Forum, on pouvait croiser Khaled Al-Aboodi qui dirige l’ICD (International Corporation for the Development of the Private Sector). Cette organisation est à la Banque Islamique du Développement ce que la SFI (Société Financière Internationale) est à la Banque Mondiale, son bras financier à destination du secteur privé.
En fournissant conseils et financements aux entreprises africaines, l’action de l’ICD s’inscrit pleinement dans l’esprit de l’africapitalisme, pour faire du secteur privé le moteur de la création d’emplois et de la croissance en Afrique. Pour Khaled Al-Aboodi, le secteur privé est encore trop faible en Afrique. Il y a un besoin urgent d’accroitre son poids et de mettre à sa disposition plus de financements. L’action de l’ICD en Afrique reflète aussi l’intérêt grandissant des investisseurs du Golfe pour le continent. On ne compte plus en effet les fonds de private equity basés à Dubai, Doha ou Djeddah qui investissent dans des projets d’infrastructures à Khartoum, Mombasa ou Lagos, ou qui prennent des participations dans des groupes familiaux en Afrique. L’ICD permet aux gouvernements (Sénégal, Côte d’Ivoire, etc.) et aux entreprises africaines d’émettre des sukuk, ces obligations islamiques qui séduisent même les investisseurs chinois. La caractéristique principale de ces financements, c’est qu’ils sont tournés vers l’économie réelle – les fonds prêtés doivent être adossés à des actifs tangibles (machines, stocks de marchandises, immeubles, etc.). En outre, les investissements réalisés par l’ICD appliquent le principe du partage des risques et des profits entre le financier et l’entrepreneur. Enfin, Khaled Al-Aboodi insiste sur le caractère durable de ces investissements dont la valeur doit être mesurée à l’aune des transformations induites dans les conditions de vie des populations locales. Ainsi en Mauritanie, l’ICD a aidé le gouvernement a mettre en place de grandes conserveries de poisson, afin d’accroître la valeur ajoutée locale des exportations, et de répondre aux besoins en création d’emplois du pays.
Une autre personnalité, tout aussi enthousiaste sur l’avenir du continent est Srivathsan Venkataramani, qui dirige les opérations pour l’Afrique et le Moyen-Orient du groupe singapourien OLAM. Ce qui n’était il y a vingt cinq ans qu’une petite société de négoce de noix de cajou, présente en Afrique depuis sa création, est devenue au fil du temps un géant de l’agroalimentaire avec des opérations dans plus d’une soixantaine de pays à travers une gamme de trente matières premières différentes. OLAM s’est très tôt différencié de ses concurrents occidentaux, non seulement par sa spécialisation sur des marchés de niche, sur lesquels il occupe toujours une position de leadership (numéro un mondial sur le commerce des noix de cajou et numéro deux mondial sur les noix de coco), mais également par son expertise sur les marchés émergents, notamment dans des pays réputés difficiles comme le Nigéria.
Srivathsan Venkataramani – qui se fait appeler Sri – a rejoint le groupe OLAM il y a vingt ans et sillonne depuis lors le continent africain. Il dirige également la division fertilisants du groupe, une activité stratégique lorsqu'on connaît potentiel d'amélioration de la productivité agricole en Afrique. Quand on lui demande quels sont les obstacles qui empêchent le développement du secteur privé en Afrique, Sri répond sans hésiter que le principal obstacle est le déficit colossal en infrastructures. L’Afrique aurait besoin, selon lui, de 80 milliards de dollars d’investissement rien que dans les infrastructures agricoles. Il souligne également la faible capacité d’exécution des projets, en raison de nombreuses difficultés rencontrées sur le terrain.
Pour surmonter ces difficultés, OLAM construit ses propres infrastructures de transport, et mise sur l’intégration verticale de la chaîne agroalimentaire, de la culture jusqu’à la transformation et à la distribution des produits agricoles. En Côte d’Ivoire et au Nigéria où ses usines emploient des milliers de personnes, Sri travaille avec les communautés locales pour mieux comprendre leurs besoins. Au Ghana, il s’implique au côté de 40000 fermiers pour accroître leurs productivité et améliorer leurs revenus. La clé du succès est d’être présent dans la durée et l’adossement du groupe à Temasek, le fonds souverain de Singapour qui en est l’actionnaire principal, permet à OLAM de déployer sa stratégie à long terme, en résonance avec l’une des idées clé de l’africapitalisme.
Le Nigérian Uche Orji, un ancien banquier vedette d’UBS à New York, ne dit pas autre chose. Il est rentré au pays pour prendre la tête de l’autorité d’investissement du Nigéria, créée en 2011, et dotée d’un capital initial de un milliard de dollars. Le Nigéria est une véritable puissance régionale. C’est la plus grande économie d’Afrique, et c’est le pays le plus peuplé du continent avec 174 millions d’habitants. Néanmoins, beaucoup reste à faire pour sevrer ce colosse aux pieds d’argile de sa dépendance vis-à-vis des hydrocarbures.
C’est pourquoi l’autorité d’investissement du Nigéria s’est donnée pour mission non seulement de placer les excédents des recettes pétrolières en devises à l’étranger – comme le font la plupart des fonds souverains - mais aussi et surtout d’investir directement dans les entreprises privées pour soutenir la diversification économique du pays. Ses priorités sont l’énergie, les transports, la santé, l’agriculture et le tourisme. Près de 40% des ressources sont investis dans les infrastructures, 40% dans la diversification économique au travers un fonds pour les générations futures, et enfin les 20% de ressources restantes sont affectées à la stabilisation macroéconomique. Uche Orji justifie cette orientation d’une formule choc : “si l’économie du Nigéria est attractive pour Goldman Sachs pourquoi ne le serait-elle pas aussi pour nous ?”
Lorsque je lui ai demandé s’il voyait des changements concrets se produire en Afrique, il m’a répondu que le véritable changement venait des hommes. Ainsi le boom économique récent observé en Afrique ne serait pas porté par les ressources naturelles, selon lui, mais par les ressources humaines. C’est en effet à une révolution silencieuse qu’on assisterait. Il est vrai que l’exode des cerveaux commence, ça et là, à laisser place à un retour des compétences. Le brain gain succède au brain drain dans les pays où on libère les énergies individuelles et où on encourage les diasporas à revenir dans leur pays d’origine. On voit même des ressortissants d'anciennes puissances coloniales aller tenter leur chance dans les anciennes colonies comme les Portugais en Angola. Au Nigéria, l’émergence du secteur des télécommunications et d'Internet, avec des success stories remarquables, comme le site d’e-commerce Jumia, ont permis d’offrir de nouvelles opportunités aux jeunes diplômés. C’est cette nouvelle jeunesse africaine, éduquée, connectée et ouverte sur le monde, qui est selon Uche Orji, le véritable fer de lance de l’africapitalisme et le meilleur atout de l'Afrique pour les décennies à venir.
Alexandre Kateb
Economist, Strategic Advisor.
L'Africapitalisme : une idée qui a de l'avenir ! - Photo à titre d'illustration