Le plongeon des cours de la fève fragilise l’économie du premier producteur mondial, qui en est massivement dépendante.
Certains ont attaché des hamacs aux essieux de leur camion, d’autres boivent le thé sur des nattes en plastique, les plus chanceux ont un jeu de dames et enchaînent les parties. Il faut bien tromper l’ennui. Autour du port d’Abidjan, les chauffeurs de poids lourds patientent pour pouvoir décharger leur cargaison. Entre les roues des 32 tonnes, l’espace est étroit, mais c’est le seul endroit où le soleil ne brûle pas la peau. Malgré les conditions spartiates, personne ne se plaint des quelques heures d’attente : il y a encore quelques semaines, il fallait près d’un mois pour écouler la marchandise. «On était désespérés. Les exportateurs ne voulaient pas prendre notre cacao. On ne pouvait rien faire ! Mes cinq camions sont restés coincés tout mars», peste Karim, chef d’une petite entreprise de transport. Des centaines de poids lourds et l’odeur douceâtre des fèves avaient envahi les rues.
En Côte-d’Ivoire, premier producteur mondial, la pagaille a commencé en décembre. Alors que depuis des années les géants du chocolat s’alarmaient d’une possible pénurie de fèves, la dernière récolte a, au contraire, été particulièrement féconde. A elle seule, la Côte-d’Ivoire a produit 1,8 million de tonnes de cacao, un record qui a contribué à la chute brutale des cours mondiaux. En seulement trois mois, entre novembre et janvier, le kilo de cacao a perdu 30 % de sa valeur. Ne pouvant rentrer dans leurs frais, plusieurs exportateurs ont alors fait défaut.
Caisse noire
Au milieu de tout cela, le Conseil du café-cacao (CCC) a tardé à réagir, alimentant rumeurs et inquiétudes. Créée par le président ivoirien, Alassane Ouattara, dès son arrivée au pouvoir en 2011, cette instance est chargée de contrôler et d’assurer la stabilité d’un secteur essentiel pour le pays mais longtemps malmené. Trésor ivoirien, l’argent du cacao a notamment été pillé à partir de 2002. Alors que la moitié nord du pays était occupée par une rébellion, il a alimenté la caisse noire du camp du président Laurent Gbagbo, finançant tantôt de l’armement tantôt des campagnes électorales.
De cette époque, les acteurs du secteur ont gardé l’habitude du secret et de l’opacité. Les producteurs, saignés pendant des années, sont restés méfiants. «Cette crise a révélé la mauvaise gouvernance et la défaillance du système, déplore Moussa Koné, le président du Syndicat national agricole pour le progrès, qui revendique plusieurs milliers de membres. Et à la fin, ce sont toujours les paysans qui trinquent !»
Redoutée, la mauvaise nouvelle est arrivée début avril. Le gouvernement ivoirien a annoncé un nouveau prix d’achat du cacao aux planteurs en baisse de 30 %. Reflet des cours mondiaux, le kilo de fèves est passé de 1 100 francs CFA (1,68 euro) à 700 (1,01 euro). Une dégringolade et une première : depuis l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, la rémunération des agriculteurs n’avait cessé d’augmenter. «Nous nous sommes toujours serré les coudes, il faut rester unis», a lancé le président du conseil d’administration du CCC, appelant à une union nationale. Assurant être «aux côtés des paysans», les autorités ont renoncé à prélever certaines taxes sur les fèves ivoiriennes.
Nuits blanches
Mais pour tous, le coup est rude. Alors que l’or brun représente deux tiers des emplois en Côte-d’Ivoire et environ la moitié de ses recettes d’exportations selon la Banque mondiale, c’est toute l’économie du pays qui souffre. Le manque à gagner pour l’Etat s’annonce important et il va falloir se serrer la ceinture d’ici à la fin de l’année. «Je passe parfois des nuits blanches», a confié cette semaine le président ivoirien. Ne cachant pas sa préoccupation et sa «douleur» pour les paysans, il a annoncé que les dépenses budgétaires allaient être réduites de 10 %. Parallèlement, les négociations avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale pour plusieurs centaines de millions d’euros de prêts se sont intensifiées. Alors que le pays a été en proie à des mutineries en début d’année et que la grogne sociale est forte, la chute des cours tombe au plus mal pour les autorités.
Les paysans, eux, paient déjà cette mauvaise conjoncture au prix fort. Comme ses parents et ses grands-parents, Stéphane Boua fait pousser du cacao sur ses terres aux alentours d’Abengourou, dans l’est de la Côte-d’Ivoire, à 300 kilomètres d’Abidjan. Il a déjà dû brader une partie de sa dernière récolte. «On paie les pots cassés, mais à quoi bon se plaindre ? Personne ne nous entend», se désole-t-il. Avec le nouveau prix d’achat du cacao, il sait que l’année sera difficile. Désormais, il n’a d’autre choix que de faire attention à toutes les dépenses : «Au village, les parents pleurent. Certains ont déjà rappelé les enfants de l’école et ne vont plus se faire soigner.»
Anna Sylvestre-Treiner
Image utilisée à titre d'illustration