Observations des victimes sur la « Requête de la République de Côte d’Ivoire sur la recevabilité de l’affaire le Procureur c. Simone Gbagbo et demande de sursis à exécution en vertu des articles 17, 19 et 95 du Statut de Rome »
En premier lieu, la préoccupation la plus souvent exprimée par les victimes concerne l’absence de garantie quant au fait que leurs droits soient respectés par la justice ivoirienne si l’affaire à l’encontre de Mme Gbagbo devait être menée devant les juridictions nationales .
En outre, la plupart des victimes se déclare persuadée que le système judiciaire ivoirien n’a pas la capacité de mener véritablement à bien des procédures à l’encontre de Mme Gbagbo ; notamment en relation à la gravité des crimes qui lui sont reprochés et à l’absence de législation nationale pertinente. À cet égard, les victimes affirment également que Mme Gbagbo serait responsable des mêmes évènements que ceux imputés à son mari, M. Laurent Gbagbo, et qu’en conséquence elle devrait être jugée par la même juridiction.
En deuxième lieu, les victimes craignent un manque de volonté de la part des autorités ivoiriennes de traduire véritablement Mme Gbagbo en justice . Les victimes sont préoccupées par le revirement politique qui a eu lieu au cours de l’année écoulée en Côte d’Ivoire qui semble faire primer la réconciliation nationale sur les intérêts de la Justice.
Lors des rencontres avec les victimes, celles-ci ont notamment exprimé leur préoccupation quant à la récente libération du fils de Mme Gbagbo et d’autres représentants du Gouvernement de l’ancien président Gbagbo
Les victimes avancent également que les procédures engagées au niveau national ne seraient qu’un moyen pour le Gouvernement de gagner du temps et que le but ultime du Gouvernement serait de proclamer une amnistie pour l’ensemble des responsables des violences post-électorales de 2010 – 2011 174 .
Par ailleurs, une partie significative des victimes se déclare découragée par la lenteur des procédures devant la Cour concernant M. Gbagbo, ainsi que par l’incertitude concernant une éventuelle condamnation de ce dernier.
La même attitude prévaut en relation à l’affaire portée à l’encontre de Mme Gbagbo : les victimes craignent en particulier que la même lenteur puisse affecter les procédures à son encontre et certaines se disent prêtes à accepter une justice nationale sommaire mais rapide. Les victimes expliquent qu’elles n’ont plus le temps d’espérer que la Justice internationale fasse son œuvre même si elles reconnaissent qu’elle a l’avantage d’être impartiale et de respecter leurs droits qui seraient négligés au niveau national. À ce constat, les victimes ajoutent qu’un nombre important d’entre elles est en train de mourir parce que rien n’est fait pour les assister médicalement et psychologiquement et, par conséquent, elles déplorent le fait qu’il n’y aura jamais de Justice pour ces dernières.
Le Conseil principal a également reçu un document contenant des observations relatives à la recevabilité de l’affaire par l’organisation nongouvernementale Coalition Ivoirienne pour la CPI (la « Coalition ») qui est en contact avec nombreuses victimes des violences post-électorales 175 .
Le document avance deux arguments principaux : le caractère substantiellement différent des infractions imputées à Mme Gbagbo dans le cadre de la procédure nationale par rapport à celles qui font l’objet des procédures devant la Cour ; et l’incapacité de la République de Côte d’Ivoire de garantir le caractère équitable du procès de Mme Gbagbo .
En particulier, le document souligne que les poursuites internes à l’encontre de Mme Gbagbo ont été, de manière simpliste, liées aux évènements de la crise postélectorale de 2010-2011, sans pour autant fournir un quelconque paramètre temporel ou spatial spécifique qui puisse renvoyer aux mêmes incidents et infractions objets des procédures engagées devant la Cour .
En outre, le document précise que les autorités judiciaires ivoiriennes poursuivent Mme Gbagbo pour génocide, crime qui ne saurait être assimilé aux crimes contre l’humanité reprochés à cette dernière par la Cour 178 . 103.
De plus, le document identifie une grave contradiction entre les dispositions législatives internes et pertinentes au cas d’espèce. En effet, bien que la Constitution ivoirienne interdise, en vertu de son article 2, toute sanction tendant à la privation de la vie humaine, l’article 137 du Code pénal ivoirien réprime le crime de génocide notamment par la peine de mort 179 . 104.
La Coalition se déclare également consciente de l’incapacité de la République de Côte d’Ivoire à mener véritablement à bien des procédures à l’encontre de Mme Gbagbo en raison de l’absence d’indépendance et d’impartialité de la Justice 180 . Plusieurs exemples concrets sont fournis dans le document et sont principalement liés au pouvoir exclusif du Président de la République quant à la nomination des juges et magistrats nationaux et son pouvoir discrétionnaire quant à leur lieu d’affectation
Cette situation a été dénoncée par un groupe de magistrats dans une correspondance adressée au Président de la République et au Président du Conseil supérieur de la magistrature, rendue publique par les médias ivoiriens. Les auteurs de cette correspondance dénoncent une discrimination des magistrats en raison de leurs préférences politiques ou de leur origine ethnique 182 . 105.
Le document conclue à une incapacité générale du système judiciaire ivoirien de tenir des procès équitables et impartiaux, ainsi qu’à l’incapacité spécifique et aggravée par le caractère extrêmement politique de l’affaire, de mener véritablement à bien des poursuites à l’encontre de Mme Gbagbo.
Pour les raisons mentionnées ci-dessus, le Conseil principal demande respectueusement à la Chambre de rejeter la Requête de la Côte d’Ivoire qui conteste la recevabilité de l’affaire contre Mme Simone Gbagbo et de déclarer l’affaire recevable devant la Cour.
Paolina Massidda Conseil principal Fait le 9 avril 2014 À La Haye (Pays-Bas)
Le conseil des victimes de la CPI demande le transfèrement de Simone Gbagbo - Photo à titre d'illustration