Au cœur du Vieux Cocody, un camp de fortune accueille les consommateurs de drogues : crack, héroïne, cannabis…
Les pieds s’enfoncent dans la boue. La pluie tropicale a raviné le chemin en pente qui mène au fumoir, à peine assez large pour se frayer un passage entre les arbres. Déjà, là-haut, on entrevoit les baraques en tôle où s’abritent les toxicomanes. Il faut plusieurs minutes de marche et un fin connaisseur du terrain pour y accéder. A l’entrée du fumoir, un « check-point » marque la dernière étape du trajet. Trois guetteurs dévisagent, méfiants, les inconnus qui s’aventurent sur leur territoire. La négociation se fait en nouchi, l’argot ivoirien. On passe.
Des hommes, des femmes, des enfants. Environ 150 personnes errent dans cet espace de consommation de drogues à ciel ouvert, surnommé le « Wanch ». Un camp de fortune installé dans la brousse, au cœur du Vieux Cocody, un quartier d’Abidjan. La plupart vivent là, face à une montagne de déchets amoncelés au fil des années, dans des conditions d’hygiène déplorables. « C’est le ghetto. Le camion poubelle oublie de passer par ici », plaisante Patrick, un Ivoirien de 30 ans habitué au « voyage ». Une façon de décrire, ici, l’effet des psychotropes.
A des prix défiant toute concurrence, les usagers du Wanch se voient offrir tout un éventail de drogues, de la marijuana à l’héroïne, en passant par le crack. La dose traditionnelle coûte 3 000 francs CFA (4,50 euros) : un cocktail de « yo » (crack), de « pao » (héroïne) et de « cali » (cannabis), le tout roulé avec du tabac – en Afrique de l’Ouest, l’héroïne n’est pas injectée mais inhalée. Pour fumer, ils se terrent dans les « gbata », ces cabanes recouvertes de plastique noir pour se protéger du soleil. « Et on voyage pendant trois ou quatre heures », poursuit Patrick.
Un système hiérarchisé
A Abidjan, il existe une centaine de fumoirs. Sous les ponts, au bout d’une voie ferrée, sur des terrains vagues, chaque quartier a son ghetto. Malgré une législation très stricte autour de la drogue, toutes les grandes villes de Côte d’Ivoire en comptent au moins un. Les fumoirs fonctionnent selon un système hiérarchique, avec des chefs, les « babatchés » ou « babas », des sous-chefs, des guetteurs pour la sécurité, des vendeurs pour chaque type de drogue et des « zebiers », qui louent les pipes et autres ustensiles pour rouler. Les employés travaillent 24 heures sur 24, par roulement, jour et nuit.
Le Wanch existe depuis une vingtaine d’années, mais le phénomène est né dans les années 1980, dans un contexte de forte répression des drogues, sous la présidence de Félix Houphouët-Boigny. Des espaces informels s’étaient alors créés pour regrouper les usagers clandestinement. « Avant, il fallait obligatoirement fumer à l’intérieur du ghetto. Maintenant, on peut partir avec la came, mais à ses risques et périls ! » avertit Patrick.
Les autorités peuvent arrêter les consommateurs pour détention de drogue à l’extérieur du fumoir. Mais à l’intérieur du périmètre, c’est la police elle-même qui assure leur sécurité. Ce jour-là, deux soldats des Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) rôdent au sein du ghetto, l’un d’eux tient un joint à la main. « Ils viennent tous les jours pour récupérer leur pot-de-vin. Certains consomment aussi. »
Pourtant, les descentes de police sont fréquentes. Elles font la une des journaux, passent à la télévision. « La police nationale vient détruire le fumoir. Ils filment tout. C’est toujours les mêmes qu’on voit menottés », témoigne Patrick, qui a assisté à plusieurs opérations. Les habitants du ghetto sont envoyés en prison, puis relâchés. Quelques jours plus tard, le fumoir est reconstruit « avec des planches de bois récupérées » et reprend ses activités.
Des usagers livrés à eux-mêmes
Patrick a sombré dans la drogue il y a cinq ans. « Je n’avais pas de travail, je zonais. J’ai suivi des amis au Wanch, pour passer le temps, mais je me suis laissé aller. Au début, on croit que 3 000 francs CFA, c’est rien. Finalement, j’y ai laissé tout mon argent », raconte le jeune homme. Sevré de son addiction à l’héroïne depuis quelques mois – grâce à la religion, dit-il –, Patrick cherche du travail depuis. Lui qui habite à quelques pâtés de maisons du fumoir, dans les cités alentour, y retourne fréquemment pour fumer du cannabis et revoir sa « famille du ghetto ».
La majorité des usagers sont sans emploi, sans domicile, sans famille. Des orphelins, des filles atteintes du sida rejetées par leur famille, des femmes enceintes, des hommes au chômage qui ont perdu l’envie de vivre. Dans les « gbata », ils planent tous, comme pour prendre congé d’eux-mêmes. Lorsque le « voyage » touche à sa fin, ils sortent des cabanes, les yeux rouges, le regard éteint. Le manque arrive progressivement. Pour payer la prochaine dose, les « babas » les envoient détrousser les passants d’Abidjan. Ils reviennent avec des smartphones, des tablettes et des ordinateurs dernier cri. Les femmes, elles, se prostituent.
« Les babas s’occupent bien de nous. » L’homme est incapable de dire son prénom. Il sourit, béat, sans dents. Au fil des années, les chefs du fumoir sont devenus leurs parrains, leurs protecteurs. Ils rationnent leur consommation pour éviter les overdoses, leur donnent à manger quand ceux-ci oublient, organisent leurs funérailles quand la drogue finit par les emporter. Car la plupart des usagers sont livrés à eux-mêmes. En Afrique de l’Ouest, les consommateurs de drogues ont très mauvaise réputation. Assimilés à des assassins et à des délinquants, ils sont rejetés par leur famille et stigmatisés par la société. Même les hôpitaux refusent de les soigner. Seul le tissu associatif vient en aide à cette partie marginalisée de la population.
Tuberculose et overdoses
Ancien usager, Khalil, 40 ans, est devenu superviseur des éducateurs du programme « Réduction des risques » de Médecins du monde (MDM), qui intervient au sein des fumoirs d’Abidjan en collaboration avec des associations locales. « J’ai moi-même connu la prison, la drogue et le ghetto pendant vingt ans. Beaucoup de mes amis sont décédés très jeunes. Alors j’ai cherché de l’aide. » Depuis deux ans, Khalil s’investit corps et âme pour accompagner à son tour les usagers. « Je me bats toujours avec mes démons, au quotidien. Mais c’est très encourageant pour la communauté, qui se retrouve en moi : ils se disent que si j’ai pu trouver du travail, eux aussi pourront. »
Dépassés, les « babas » eux-mêmes font appel aux associations. « Quand on intervient dans un fumoir, les gens font la queue pour bénéficier des soins de santé », indique Clémence Doumenc Aidara, la coordinatrice générale du projet de MDM. Car la prostitution et les pratiques à risque exposent fortement les consommateurs au VIH. Et la tuberculose pulmonaire se propage dangereusement avec l’utilisation des pipes à crack. Sans parler des problèmes de peau, des plaies infectées, des diarrhées et des épidémies de gale. « C’est une problématique de santé publique », conclut Mme Aidara. L’overdose n’est jamais loin.
Peu d’alternatives existent. En Côte d’Ivoire, quelques lieux informels servent de centres de désintoxication. Mais là-bas, l’addiction est parfois assimilée à une maladie mentale ou à de la sorcellerie. Les toxicomanes y sont enchaînés, le servage est violent, souvent inefficace.
Par Ghalia Kadiri (Abidjan, envoyée spéciale)
Le fumoir, salle de shoot à ciel ouvert pour les parias ivoiriens - Photo : AFP