Monsieur le président, Me pardonneriez-vous de m’adresser à vous sous la forme d’une lettre ouverte pour vous rappeler l’un de vos devoirs sacrés au sommet de l’Etat où vous a placé le peuple de Côte d’Ivoire ?
Ce devoir sacré, monsieur le Président, c’est la protection, au regard de l’article 104 de la Constitution ivoirienne, de l’indépendance des magistrats, gage d’une justice éclairée et de la paix sociale.
En mai 2011, lors de la prestation de serment du nouveau président de la Cour Suprême, Koné Mamadou, vous aviez pris l’engagement de nous offrir une institution judiciaire forte à travers les propos suivants : « Dans mon programme de Gouvernement, j’ai promis des Institutions fortes à mes compatriotes. La justice tient une place de choix dans les Institutions que j’ambitionne de renforcer… » Fin de citation.
Eh bien, c’est au nom de cet engagement solennel que je vous adresse cette lettre.
Monsieur le Président, mon devoir de journaliste est de dire autant que cela est possible et au nom du droit du peuple à l’information, ce que je sais preuves à l’appui, de votre gouvernance, du fonctionnement des institutions de la République. Et l’une de ces institutions, de mon point de vue la plus importante, à savoir la Justice, est en ce moment dans une situation telle que mes nuits seraient hantées pour toujours, si je ne prenais pas le courage, malgré tous les risques, de la dénoncer, de la porter à la connaissance de mes concitoyens. Afin qu’ils sachent désormais à quoi s’en tenir…
Monsieur le Président, comme le dirait feu Emile Zola, « pour votre honneur, je suis convaincu que vous ignorez » ce qui se passe en ce moment dans notre service public de la justice et « c’est à vous, le premier magistrat du pays » que je voudrais dénoncer cette situation. Parce que, en juillet 2011, vous m’avez dit une chose qui est encore vivante dans mon esprit.
C’était à Malabo en Guinée Equatoriale, dans votre villa de Sipopo, quand vous nous avez fait l’honneur, moi et d’autres journalistes ivoiriens, de nous recevoir un peu tard dans la soirée, après vos audiences, pour partager un verre et échanger un peu, sans protocole, avec vous. La photo ci-haut, prise à cette occasion, en est un témoignage saisissant.
Ce soir-là, souvenez-vous Monsieur le Président, il fut un moment où vous vous êtes retrouvez entre moi et un confrère en service au quotidien « Nord Sud ». Nous étions devant un poste téléviseur où passait le journal de 22h30 de la chaîne publique française «France24 ». Le confrère de « Nord Sud», si ma mémoire est encore fidèle, vous a posé la question suivante : «Monsieur le Président, est-ce que nous pourrions rattraper notre retard en terme d’infrastructures économiques quand on voit tout ce qui a été construit dans ce pays ? »
Et vous avez répondu : « Si nous avons cinq ans de stabilité, nous rattraperons rapidement ce retard.» Je m’apprêtais à vous poser une autre question à la suite de votre réponse, quand mademoiselle Masséré Touré, votre collaboratrice au niveau de la Communication, attira votre attention sur un élément sur la Côte d’Ivoire qui passait dans le journal de « France24 ».
Il s’agissait d’une information relative à un mandat d’arrêt international que la justice ivoirienne venait de lancer contre Charles Blé Goudé. Après la diffusion de cet élément, je vous ai dit exactement : «Monsieur le Président, la Justice ivoirienne, c’est aussi un chantier important… » Et vous avez répondu : « En effet, c’est un chantier important. Nous avons une grande réforme pour la justice afin qu’elle accompagne le développement du pays ».
Monsieur le Président, ce rappel me paraissait important. D’autant plus que madame la Première dame aussi, m’a fait l’honneur, en fin d’année 2013, de me recevoir en compagnie d’un aîné de la profession. Au cours de notre bref mais intense échange d’une trentaine de minutes, madame la Première dame m’a posé la question suivante : « Que pensez-vous de la gouvernance du Président ? »
A cette question Monsieur le Président, voilà ce qu’il m’a semblé juste de répondre : « Madame, sur le plan de la reconstruction physique, beaucoup d’efforts ont été faits par le président et la situation, de ce point de vue, s’est nettement améliorée, même s’il reste encore beaucoup à faire. Mais sur le plan de la reconstruction morale, sur le plan de la reconstruction de la justice, sur le plan de la lutte contre la corruption, le chantier est encore à l’état initial. Et tant que ce chantier n’aura pas été véritablement entamé, le président aura beau voyager, les investisseurs ne viendront pas et l’émergence, en conséquence, restera un objectif irréalisable».
Monsieur le Président ; si je ne m’abuse, il m’a semblé que madame votre épouse, partageait cette opinion et était parfaitement au courant de l’ampleur de la tâche qu’il restait à accomplir pour que le discours sur l’émergence de la Côte d’Ivoire à l’horizon 2020, ne soit pas une vaste comédie.
Cela dit, venons-en à présent aux faits.
Monsieur le Président, le 29 février 2012, un journaliste de « L’Eléphant Déchaîné » a assisté à une scène surréaliste à la Cour d’Appel d’Abidjan. Ce jour-là, une heure après qu’une cour légalement constituée eut rendu sa décision au sujet de l’emprisonnement d’un justiciable ivoiro-libanais nommé Ali Sabraoui, un autre magistrat, en l’occurrence le premier président de la Cour d’Appel, terrorisé par on ne sait qui, a débarqué dans la salle d’audience pour prononcer hic et nunc, l’annulation de la décision qui venait d’être rendue.
Pareil comportement, de mémoire d’Ivoirien, ne s’était jamais produit dans l’histoire de la justice ivoirienne. Il n’est pas certain aussi qu’ailleurs dans le monde, y compris en Corée du Nord, il se soit déjà produit, dans l’histoire, un événement similaire.
Aussi, le journaliste de « L’Eléphant Déchaîné »-journal dont on nous a dit de source respectable que vous êtes un des plus assidus lecteurs-a décidé de mener une enquête pour comprendre les contours d’une telle humiliation pour tout l’appareil judiciaire ivoirien. Et cette enquête, Monsieur le Président, avait abouti à la publication, le 9 mars 2012, d’un dossier de presse sous le titre : « Justice : Ali Sabraoui libéré et gardé en prison.
Une affaire qui discrédite toute la Côte d’Ivoire. »
Dans cet article, il y avait le passage suivant : « Sur la base des informations glanées pendant nos investigations, nous avons découvert que les rebondissements qu’a connus cette affaire Sabraoui qui jette un voile opaque sur la crédibilité de la justice ivoirienne, prennent leur source à la Cour Suprême où un haut magistrat (une femme), a un intérêt véritablement particulier à ce que Ali Sabraoui reste en prison.
C’est elle qui, de sa position et depuis la Cour Suprême où elle a atterri depuis seulement quelques mois grâce à Ouattara, tire toutes les ficelles dans cette affaire depuis le tribunal de Première Instance jusqu’à la Cour d’Appel » (In « L’Eléphant Déchaîné N°037 du 9 mars 2012).
Monsieur le Président, ce dossier a secoué l’appareil judiciaire ivoirien à un point tel que le peuple de Côte d’Ivoire, d’habitude si indifférent, se serait indigné et aurait réclamé des sanctions, je l’espère, s’il l’avait su.
Mais cette affaire qui a jeté une chape de plomb sur le service public de la justice, continue de faire des ravages dans l’appareil judicaire avec des magistrats et des avocats terrorisés. Parce que, aucune sanction n’a été prise contre les personnes qui ont exercé, au sein même du système, des pressions illégales et inacceptables, sur des magistrats du parquet et du siège. Alors que les derniers cités, dans l’exercice de leur fonction, ne sont soumis qu’à l’autorité de la loi.
Or, Monsieur le Président, cette sanction ne pouvait venir que d’une seule personne : Vous. Parce que c’est vous le Président du Conseil Supérieur de la Magistrature.
Parce que c’est à vous que la Constitution ivoirienne a confié le devoir de garantir et de protéger l’indépendance des magistrats de Côte d’Ivoire.
Devant la gravité des faits, depuis 2012, patiemment, mes journalistes et moi, n’avons cessé d’enquêter sur cette affaire, pour tenter d’en percer tous les secrets. Et nous savons aujourd’hui, sur la base du contenu d’un certain nombre de documents sur lesquels «L’Eléphant Déchaîné » a fini par mettre la patte, qu’un rapport officiel vous a été fait, à la demande du Secrétariat général de la Présidence de la République, par le Président de la Cour Suprême.
Mais au regard de ce qui se passe, je préfère me convaincre que vous n’avez pas reçu ce rapport et que vous ignorez tout de cet immense scandale qui a fait pousser un horrible furoncle sur le visage de notre justice, scandale dont l’onde de choc s’est étendue jusqu’au Liban. Car, votre silence, l’absence de réaction de votre part vis-à-vis de la personne concernée par ce rapport-laquelle au demeurant avoue elle-même les faits-est en train de détruire la justice et, les mots, ici, ne sont pas suffisamment forts.
Jugez-en vous-même, Monsieur le Président. Du tribunal de Yopougon au Tribunal du Plateau, tous les magistrats qui ont touché au dossier « Ali Sabraoui contre les frères Boni » (les frères Boni étant les protégés de madame Chantal Camara), ont, aujourd’hui, leur carrière soit bloquée, soit brisée.
L’ancien procureur de Yopougon, Rouba Daléba, Magistrat hors hiérarchie et considéré par ses pairs comme l’un des plus brillants magistrats de ce pays, est assis à la maison à ne rien faire, depuis deux ans.
Il avait été le premier à traiter ce dossier en ordonnant la garde à vue, pendant 48 heures, des frères Boni. Accusé de détenir des armes, son domicile a été perquisitionné à plusieurs reprises sans qu’il n’y soit trouvé la moindre aiguille. Par la suite, son nom s’est retrouvé sur la liste des magistrats suspendus par un arrêté de l’ancienne ministre déléguée à la Justice, Mato Loma Cissé. Sans que, depuis, aucune charge ne lui soit officiellement signifiée.
L’ancien président du Tribunal du Plateau, Blé Antoine, qui a rendu une décision au civil dans cette affaire-décision dont l’application s’est avérée compliquée plus tard- a été exilé à l’Inspection générale des Services judiciaires où il a été pendant un temps, l’adjoint de l’actuel président de la Haute autorité de lutte contre la corruption, Kouassi Aphing. Mais il est resté à son poste d’adjoint malgré le départ d’Aphing Kouassi alors que l’usage voudrait que l’adjoint occupe la place du titulaire appelé à d’autres fonctions. Il devrait peut-être s’estimer heureux de ne pas subir le sort de Daléba?
Aka Alou, alors adjoint de Blé Antoine au Tribunal du Plateau, avait signé une ordonnance pour suspendre provisoirement une autre ordonnance obtenue par les frères Boni. Le temps de recevoir et d’écouter les parties. Mais le document comportait une erreur manifeste rattrapée, paraît-il, le lendemain. Eh bien, il sera d’abord expédié à Daloa avant de s’exiler dans un ministère à Abidjan. Mais ce n’est pas fini. Il vient, il y a quelque mois, d’être rétrogradé de 13 ans ! Il devrait peut-être s’estimer heureux de n’avoir pas été radié ?
Mais il vous reviendra, Monsieur le président, de valider par décret, dans les mois à venir, cette incroyable sanction.
Ce n’est pas tout. Dans le même Tribunal du Plateau, une autre magistrate, Madame Dah Ursuline, laquelle aurait omis d’ajouter un passage dans la rédaction de la décision rendue par Blé Antoine à l’encontre d’Ali Sabraoui, a été aussi exilée à la Cour d’Appel de Daloa, devenue décidément, le cimetière des magistrats qu’on entend punir. Mais elle aurait refusé cette mutation et se serait volontairement exilée au Secrétariat général du Gouvernement.
Ce n’est pas tout. Le juge qui a rendu, collégialement avec ses deux conseillers, l’arrêt qui a cassé la décision du Tribunal de Première Instance ayant condamné Ali Sabraoui à 24 mois de prison ferme, Gbaka Lébé, a été d’abord humilié à la Cour d’Appel d’Abidjan. Son audience qui suivait celle du 29 février 2012 a été annulée par son supérieur hiérarchique, sans même qu’il n’en soit au préalable informé.
C’est au moment où il se rendait dans la salle d’audience qu’il a appris que l’audience avait été annulée et tous les dossiers inscrits au rôle de ce jour, plus d’une centaine, ont été renvoyés à une date ultérieure. Quelques jours plus tard, la présidence de la deuxième chambre correctionnelle de la Cour d’Appel lui a été retirée sans aucune explication et un autre magistrat a été nommé à sa place.
Puis, dans les mois qui ont suivi toutes ces sanctions qui ne disaient pas leur nom, il a été exilé au parquet général de Daloa, après quinze ans passés en Chambre. Pendant que dans le même temps, certains magistrats faisant partie de sa promotion, se retrouvaient promus à la Cour Suprême.
Monsieur le Président, quelle est la faute commise par tous ces magistrats? Eh bien, dans l’affaire Sabraoui, certains ont voulu dire le droit, d’autres ont voulu résister aux pressions. Au lieu de tordre le cou à la loi comme cela leur avait été demandé. Des documents qui circulent dans l’administration judiciaire, documents incroyables comportant le nom de tous les magistrats qui ont été envoyés pour faire pression sur des magistrats du siège à la Cour d’Appel et dont des copies se trouvent à la Présidence de la République, au ministère de la Justice, l’affirment clairement. On en reparlera sans doute un de ces jours…
Monsieur le Président, devant le sort de ces magistrats, la peur s’est emparée de tous les autres, jeunes comme anciens. Tout l’appareil judiciaire est aujourd’hui sous l’influence d’une seule personne, telle que l’attestent les documents (une partie) que j’ai décidé de mettre à la disposition du peuple de Côte d’Ivoire au nom de qui la justice est rendue. Peuple qui, paraît-il, est le « juge » des Juges.
Et, cette personne, Monsieur le Président, s’appelle Chantal Camara. La présidente de la Chambre Judiciaire de la Cour Suprême, Présidente de la Commission d’Avancement des Magistrats, vice-présidente de la Cour Suprême. C’est ce qui est dit en silence dans les couloirs de la Justice, c’est ce qui transparaît dans les rapports de certains magistrats, c’est ce qui est dit dans le milieu des avocats de Côte d’Ivoire, c’est ce qui transparaît dans le rapport du président de la Cour Suprême.
Et, il est évident, comme cela vous a été dit dans un rapport, que tant que madame Chantal Camara sera la présidente de la Commission d’avancement des magistrats de Côte d’Ivoire, la carrière de tous les magistrats plus haut cités, ne connaîtra aucune évolution positive.
A ce niveau de ma lettre, Monsieur le Président, et avant de poursuivre, je voudrais vous rappeler quelques passages de votre discours de mai 2011, prononcé devant les magistrats de la Cour Suprême : « (…) force est de reconnaître qu’en ce moment, face aux nombreux griefs qui lui sont faits et qui ne sont hélas pas toujours infondés, notre justice n’est pas au mieux de sa réputation.
Le mouvement de suspicion et de méfiance à son égard doit être infléchi. Pour ce faire, la Cour Suprême, placée au sommet de la hiérarchie judiciaire, en tant que régulateur de la jurisprudence dans notre pays, a un rôle primordial à jouer. Dans tous les domaines, notre jeunesse a besoin de modèles et de repères. Soyez ce modèle dont les jeunes Magistrats pourront s’inspirer. Soyez irréprochables dans l’exercice de votre office. Je vous exhorte à faire preuve dans votre travail quotidien d’une grande probité, d’une rigueur à toute épreuve et d’une droiture exemplaire.
C’est à ce prix que vous pouvez vous ériger en donneur de leçons à vos cadets, et en censeur pour ceux qui prendront des libertés avec les règles de votre noble métier. La vocation de la justice est simple : c’est de donner raison à celui qui a raison, et tort à celui qui a tort. Notre justice doit rendre des décisions et non des services. Elle doit être la même pour tous, gouvernants ou gouvernés, riches ou pauvres, sans distinction de race, de croyance religieuse, de courants de pensées philosophiques, d’origine régionale, ethnique ou de la nationalité.
C’est à ce prix que la Côte d’Ivoire vivra en harmonie avec sa justice et redécouvrira les vertus d’un pays de paix, d’hospitalité et de vraie fraternité tel que voulu par nos pères fondateurs. Je vous engage fortement dans ce nouveau challenge. »
Quel merveilleux discours, Monsieur le Président ! Mais discours hélas piétiné impunément au quotidien par certains de ses destinataires ! Je voudrais aussi, Monsieur le Président, citer quelques larges extraits d’un autre discours, celui du Président de la Cour Suprême, prononcé le 16 novembre 2011, lors de la cérémonie de rentrée judiciaire de la Cour Suprême.
Cérémonie au cours de laquelle, devant vous, madame Chantal Camara, nouvellement promue Présidente de la Chambre judiciaire, a prêté serment en jurant-et je caricature- de ne pas manipuler la loi, de ne pas faire pression sur les jeunes magistrats, de respecter l’indépendance des magistrats, etc. « M’adressant en premier lieu aux principaux acteurs de la justice, c’est-à-dire les magistrats, je voudrais tirer la sonnette d’alarme.
La vérité et la réalité du moment nous commandent que l’heure est grave. Par la faute de certains d’entre nous, le peuple au nom de qui nous rendons la justice, et qui est notre juge, n’est pas loin de nous retirer sa confiance, si ce n’est déjà fait. Sur le tableau de bord de la vie de la nation, les clignotants nous concernant sont en passe de virer au rouge. Et si nous entrons en introspection, nous constaterons qu’objectivement, le peuple n’a pas tort de nous manifester de la défiance. En tout état de cause, nous ne pouvons avoir raison contre le peuple car «vox populi, vox dei».
Alors, faisons amende honorable et confessons au peuple de Côte d’Ivoire que nous avons péché : en pensées, en paroles, en écrits, par action et par omission. Mais cet acte de contrition serait inutile si nous ne nous engageons pas résolument pour l’avenir à faire, et bien faire ce que nous avons à faire (…) Ce que le peuple attend de nous est simple. C’est, comme le rappelait récemment le Chef de l’Etat, de donner raison à celui qui a raison, même s’il est pauvre, et de donner tort à celui qui a tort, même s’il est riche. Pour réussir notre mission et nous réconcilier avec le peuple, nous devons nous montrer moralement irréprochables et techniquement performants.
Au plan moral, il serait salutaire que les magistrats admettent définitivement qu’ils ne sont pas des citoyens ordinaires. En effet, ce n’est pas n’importe lequel parmi les Ivoiriens qui, un jour, en audience solennelle, debout devant une assemblée revêtue de la pourpre cardinalice, symbole de vérité, lève vers le ciel une main apparemment perdue dans le vide, mais en réalité accrochée à la toge invisible de son non moins invisible porteur, le Dieu de son cœur, de son intelligence et de sa compréhension, et jure de se comporter en tout comme un digne et loyal magistrat.
Ce serment dont on n’est jamais relevé, et cette toge nous différencient du commun des mortels. Nous devons donc nous en souvenir en tout lieu et en tout temps. Si nous nous en éloignons, nous commettons un parjure, et nous nous exposons aux sanctions qui le punissent (…) La Côte d’Ivoire est en train de rebondir. Mais il suffirait d’une décision de justice malheureuse, bien relayée par la presse et par Internet pour briser cet élan. Nous n’avons pas le droit de casser cette dynamique ; nous avons plutôt le devoir de soutenir ce mouvement positif.
Malheur à celui par qui un tel scandale arrivera. Il est temps, grand temps, d’ouvrir l’œil, et le bon, pour extirper de nos rangs les vendeurs de décisions pompeusement et injustement appelés « Magistrats », pour qui la justice n’est qu’un business et qui ne font que soigner une façade de respectabilité sous une toge noire ou rouge.
Dans ce combat, j’engage en premier lieu les magistrats de la Cour Suprême, car c’est par la tête que le poisson commence à pourrir. Soyez des modèles et des repères pour les jeunes générations. Je voudrais à présent, m’adresser au peuple de Côte d’Ivoire dans sa généralité pour lui demander d’accepter et de respecter l’indépendance des juges. En effet, le constat que font les magistrats est que chaque Ivoirien pris isolément, adhère au principe de l’indépendance des juges. Mais, dans le même temps, chacun souhaite être l’exception à cette règle.
Ainsi, à l’occasion de chaque affaire pendante devant une juridiction, les magistrats sont assaillis littéralement d’amis, de parents et de connaissances plus ou moins éloignés, qui viennent intervenir en faveur de leur protégé ; qu’il ait raison ou tort, quelles que soient les circonstances de la cause, leur protégé doit avoir raison, faute de quoi, le juge est qualifié de méchant et mis au banc de sa communauté d’origine.
Ces pressions aussi peuvent fausser le cours de la justice. Le peuple qui est le gendarme des juges, doit éviter de les pousser à la faute, car le rôle d’un gendarme n’est pas d’induire le citoyen en erreur…»
«Le peuple est le gendarme des juges». Je voudrais retenir cette vérité, Monsieur le Président, pour dire ceci. Dans le dossier Ali Sabraoui contre les frères Boni, Madame Chantal Camara a soumis la justice à sa volonté, elle a, de façon totalement indigne, violé son serment ; elle a manqué aux devoirs de charge. Elle-même avoue dans son rapport dont copie a été envoyée à la Présidence de la République, qu’elle n’est pas le « premier magistrat à intervenir dans une affaire pour des raisons personnelles » ; c’est-à-dire, à faire pression sur d’autres magistrats pour obtenir une décision favorable à ses intérêts.
Un tel aveu de la part d’un magistrat de son rang-de surcroit présidente de la Chambre judiciaire de la Cour Suprême, Présidente de la Commission d’avancement des magistrats-dans n’importe quel pays un peu sérieux, aurait immédiatement entraîné sa radiation de l’appareil judiciaire.
Mais ici, non seulement elle ne subit aucune sanction, mais en plus, c’est elle qui bloque la carrière des magistrats qui refusent de se plier à ses caprices.
Monsieur le président, je voudrais dénoncer cette situation avec la plus grande fermeté. Madame Chantal Camara n’a plus sa place à la tête de la Chambre Judiciaire de la Cour Suprême. Je le dis et je suis prêt à en assumer toutes les conséquences.
Dans tous les pays au monde, c’est la Chambre judiciaire qui fixe la jurisprudence en matière pénale et civile. Comment une telle Chambre peut-elle être dirigée par un magistrat qui a violé son serment en prenant ouvertement fait et cause pour une partie dans un procès ? Comment une telle Chambre peut-elle être dirigée par un magistrat qui a créé l’inégalité des justiciables devant la loi alors qu’elle a prêté un serment dont le contenu est contraire à de tels agissements ?
Monsieur le Président, en restant sans réaction devant cette situation, vous contribuez vous-même à détruire tout le système judiciaire du pays parce que les autres magistrats, témoins de l’impunité dont jouit cette femme, ont une peur paralysante. Et, un magistrat qui a peur, n’est pas un magistrat indépendant. Et, un magistrat qui n’est pas indépendant et travaille en conséquence sous influence, est une grande menace pour toute la société.
C’est la Présidente de la Chambre judiciaire de la Cour Suprême, de la Commission d’avancement des magistrats qui avoue elle-même s’impliquer personnellement dans un dossier pour une partie à un procès. Quel sera l’avenir d’un magistrat qui n’obéit pas aux injonctions de cette présidente ?
Tout d’un coup, on comprend pourquoi les investisseurs, après un séjour dans un hôtel d’Abidjan, prennent leurs jambes à leur cou en apprenant la réputation de la justice ivoirienne. Aucun investisseur honnête ne risquera un dollar dans un pays où le président de la Chambre judiciaire se transforme, au gré de ses intérêts, en partie, dans certains procès.
Dans l’affaire Sabraoui contre les frères Boni, lesquels sont désormais au-dessus des lois dans ce pays, l’un des volets civils (l’appel d’Ali Sabraoui) est encore pendant devant la Cour d’Appel. Il réclame aux frères Boni la restitution de 100 millions FCFA qui auraient été pris sur son compte, alors qu’il était encore en prison. Ce dossier dont l’enjeu est égal à 100 millions de Fcfa, est, comme c’est de droit, entre les mains du premier président de cette Cour. Mais cela fait plus d’un an que le délibéré de cette affaire est renvoyé de mois en mois.
Imaginons, Monsieur le Président, que la Cour d’Appel rende enfin sa décision ce vendredi 11 juillet 2014 et que le justiciable Ali Sabraoui ne soit pas satisfait de cette décision. Le dernier recours qui lui reste, à moins qu’il n’abandonne les juridictions ivoiriennes pour une autre juridiction, c’est le pourvoi en cassation. Et dans ce cas, le dossier sera traité par la Chambre Judiciaire. Et dans cette Chambre, se trouve madame Chantal Camara. Quelle confiance voudrait-on que ce justiciable ait dans cette Chambre où se trouve cette dame qui est juge et partie, magistrate et dans le même temps « avocate » des frères Boni ?
Monsieur le Président, voilà ce qui se passe dans notre justice. Et si rien n’est fait pour restaurer la sérénité dans les rangs des jeunes magistrats aujourd’hui terrorisés devant le sort de ceux qui ont fait de la résistance, il ne faudrait pas s’étonner que les investisseurs, ceux qui ont déjà risqué quelques dollars dans notre pays, s’éloignent. Quand ils apprendront ce scandale.
Cette situation est inacceptable, intolérable. Et tous les Ivoiriens qui aiment la justice et rêvent de voir l’émergence d’une justice robuste et crédible en Côte d’Ivoire, devraient s’en indigner.
Mais je ne suis pas naïf. Je sais que nous vivons dans un pays dont le peuple est composé de citoyens, d’intellectuels majoritairement couards, hypocrites, sans convictions, sans valeurs cardinales et incapables de défendre dans les faits, leur droit à l’existence, leur droit à vivre dans une société meilleure ; incapables de demander des comptes à leurs dirigeants. Même quand ils sont piétinés, arc-boutés qu’ils sont, sur leurs petits intérêts privés au nom desquels ils peuvent s’accommoder de toutes les infamies.
Je sais que peut-être, c’est même presqu’une certitude, avant la fin de cette semaine, ou à la fin de l’autre semaine si j’ai un peu de chance, je serai mis aux arrêts et écroué à la Maca, pour avoir osé. Comme j’ai été emprisonné en 2007 par des gens, y compris des ministres dont j’ai dénoncé les pratiques et qui sont aujourd’hui, soit en prison, soit en exil. La roue tourne et continuera de tourner…
Beaucoup de personnes et non des moindres, m’ont conseillé de renoncer à la publication de ce dossier annoncé il y plus d’une semaine, de laisser de hauts magistrats se complaire, prospérer dans leurs petites combines sur le dos du peuple ; de penser à ma famille, à mes deux enfants, âgés de six et de trois ans.
Mais aucun citoyen digne de ce nom ne peut se taire quand des magistrats se donnent des libertés avec les lois au gré de leurs intérêts personnels. Ceux parmi eux qui se livrent à ce jeu dangereux pour l’avenir de ce pays, doivent être courageusement dénoncés.
Et, quant à mes enfants, je leur ai déjà parlé de cette honteuse affaire. J’ai requis, sans aucune pression, leur avis sur le sujet. Je leur ai présenté ces faits gravissimes et, malgré leur jeune âge, ils ont été frappés de stupeur. J’ai vu leur petit cœur d’innocents se soulever d’indignation devant l’existence de telles choses dans un pays qui se veut émergent dans six petites années.
Ces enfants ont compris, j’en suis certain, qu’avec une justice dans laquelle il se passe des choses aussi humiliantes pour le peuple de Côte d’Ivoire ; qu’avec une justice dans laquelle ce sont-et aussi incroyable que cela puisse paraître-de hauts magistrats qui prennent en otage l’indépendance de tout le système ; qu’avec une justice dans laquelle des juges d’instruction refusent d’instruire un dossier parce qu’ils ne veulent pas avoir à subir les caprices de la Présidente de la Chambre judiciaire...bref ; avec une justice sous influence, on est peut-être plus en sécurité en prison, qu’en liberté.
La justice ivoirienne est devenue un nid d’intrigues, de règlements de comptes, de piétinement de jeunes magistrats par de hauts magistrats impliqués ou ayant des intérêts personnels dans divers dossiers ; un nid de commérages et de bassesses, de piétinements de la règle de droit par ceux qui sont censés l’appliquer ; bref, une véritable menace pour le peuple et pour le développement de ce pays.
Il vous revient donc, Monsieur le Président, de recadrer les choses, de garantir et protéger l’indépendance des juges, d’extraire de leurs rangs, en respectant les procédures, ceux qui violent leur serment et jouent avec l’œuvre de justice. Avant qu’on atteigne le seuil de non-retour.
En le faisant sans faiblesse, sans calculs politiciens, vous rendrez justice à ce peuple qui vous a élu et qui ne connaîtra jamais une paix sociale durable, avec une justice sous influence.
Tout près de nous au Bénin, en juin 2014, à la suite de révélations dans la presse sur certaines pratiques qui avaient cours dans la justice, une enquête, sur instruction du chef de l’Etat, a été ouverte et a abouti à l’arrestation et à la condamnation à des peines de prison ferme, de 22 magistrats. A la fin de leur peine d’emprisonnement, ils ont été tous radiés de la magistrature, le 10 février 2010. Pour s’être montrés indignes de leur serment, pour s’être installés dans des pratiques contraires à la loi. Aujourd’hui, malgré des imperfections, la justice béninoise est citée parmi les plus crédibles en Afrique de l’Ouest.
Monsieur le Président, en vous adressant cette lettre, en révélant ces faits, en publiant ces documents, j’ai le sentiment d’accomplir mon devoir de journaliste, mieux, de citoyen. J’ai le sentiment d’avoir rendu service à notre justice, à notre pays. Je suis prêt à en assumer toutes les conséquences si on estime que j’ai mal fait. Je sais qu’en fouillant bien dans le code pénal, on pourrait trouver un texte, une infraction, pour justifier des poursuites judiciaires à mon encontre.
Tiens, pourquoi pas le vol ou la diffusion de documents confidentiels ? L’ancien procureur Tchimou Raymond était le champion de cette qualification pour tenter de contourner la loi de 2004 sur la presse. Dans tous les cas, je voudrais rassurer les procéduriers du système que mes mains sont déjà tendues et attendent pour la deuxième fois, leurs menottes…
Parce que je voudrais que demain, en mon absence peut-être, les enfants du pré-collecteur d’ordures ménagères de mon quartier aient les mêmes droits devant notre justice que les enfants de madame Chantal Camara. Mon Dieu, quel serait le sort de mes enfants s’ils avaient affaire à la petite fille ou aux enfants de madame Chantal Camara ? D’effroi, j’en tremble déjà !
Je veux que les enfants du pauvre mais brave paysan de Koyékro, dans la sous-préfecture de Morokro-Tiassalé, aient les mêmes droits devant la Justice que les enfants du ministre de la Justice ou du Secrétaire général de la Présidence de la République. Tous les citoyens naissent égaux en droit, mais devant la justice ivoirienne, ils n’ont pas les mêmes droits, puisque les proches des hauts magistrats ne doivent jamais perdre un procès, ne doivent jamais aller en prison, comme madame Chantal Camara l’affirme dans son rapport.
En France où vous vous trouviez il y a seulement 48 heures, Monsieur le Président, c’est sous vos yeux que deux juges d’instruction ont ordonné le placement en garde à vue de Monsieur Nicolas Sarkozy, ancien Président de la République. C’est sous vos yeux que pour la même cause, les mêmes juges d’instruction ont ordonné le placement en garde à vue, d’un juge de la Cour de Cassation (l’équivalent ici de madame Chantal Camara), lequel aurait violé son serment.
Dans un tel pays, même si aucune œuvre humaine n’est parfaite, c’est avec une grande sérénité et une grande confiance que le citoyen lambda confie son sort à sa justice quand il s’estime lésé, quand il s’estime victime d’injustice.
Mais pour arriver à ce niveau, il a fallu que des gens se lèvent pour dénoncer les mauvaises pratiques, il a fallu que des journalistes investiguent pour livrer, montrer à l’opinion, la face hideuse de ceux qui exigeaient le respect mais qui ne méritaient aucun respect, il fallu que d’autres citoyens, et mêmes des magistrats, protestent, démissionnent, se sacrifient…
Je sais qu’après la publication de ce dossier et quoi qu’il m’arrive demain et même si rien ne change, plus rien ne sera comme avant dans la justice ivoirienne. Le trafic d’influence dans l’appareil judiciaire ivoirien doit cesser. Ceux des magistrats qui s’en rendent coupables doivent être sanctionnés.
Je sais aussi que de nombreux coups de fil vont être lancés en direction de la Chambre judiciaire, que certains magistrats et avocats iront-c’est leur droit le plus absolu- un genou à terre, exprimer leur indéfectible soutien à madame Chantal Camara pour cet immense malheur qui vient de la frapper ; je sais que quelques zélés en profiteront pour lui faire allégeance et appeler à la plus vigoureuse réaction (légale, je l’espère et non mystique), contre l’auteur de ce « drame », un certain Assalé Tiémoko, toujours le même.
Mais à tout ce beau monde, je voudrais dire ceci : La justice, on se bat pour qu’elle soit crédible, pour qu’elle soit indépendante. On ne la soumet pas, on ne l’utilise pas pour régler des comptes. Parce que la roue tournant, elle a vite fait de se retourner contre soi-même. N’y a-t-il pas des gens qui crient aujourd’hui à l’injustice et réclament une justice indépendante alors qu’hier, au sommet de l’Etat, ils n’ont mené aucune action pour rendre cette justice crédible et indépendante ? Alors qu’hier, ils étaient bien heureux de soumettre des magistrats du siège pour les obliger à juger et à prononcer une décision de condamnation contre un député de la nation, sans lever au préalable son immunité ? L’histoire est un enseignement.
Voilà, Monsieur le Président, les choses que j’entendais vous dire. Les citoyens qui ont placé leur confiance en vous, les citoyens qui ont rêvé en écoutant votre discours de mai 2011 devant les magistrats de la Cour Suprême, vous regardent. Parce que les magistrats de conviction ne doivent plus raser les murs dans cette justice. Ils doivent être récompensés et célébrés. Personne ne doit leur retirer un dossier, comme cela se fait en ce moment, à la veille de leur audience parce qu’ils vont rendre une décision contraire aux injonctions illégales de leurs supérieurs ayant souvent des intérêts personnels dans des dossiers opposant des opérateurs économiques.
Mais réagir ou laisser perdurer cette situation est une décision qui vous appartient, Monsieur le président. Dans tous les cas, demain, dans un mois peut-être, dans quelques années, en tout cas dans un temps pas si lointain que cela à l’échelle humaine, c’est à vous que l’histoire demandera des comptes.
Pour ma part, je pense modestement avoir accompli mon devoir de journaliste. Et de citoyen, aussi. Et je suis prêt, dignement, à en assumer les conséquences, si on estime que je n’aurais pas dû oser.
En espérant que ma longue lettre ne vous a pas trop ennuyé, Monsieur le Président, je vous prie d’agréer, l’assurance de mon profond respect.
ASSALE TIEMOKO ANTOINE
Alassane Ouattara, président de la République de Côte d'Ivoire