Les protestations énergiques de Michaëlle Jean n’y auront rien fait. Ce vendredi 12 octobre 2018, Louise Mushikiwabo a été désignée par consensus secrétaire générale de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF), en lieu et place de l’ancienne gouverneure générale du Canada, qui n’aura fait qu’un mandat de quatre ans. Si elle ne fait pas l'unanimité, la consécration de cette proche du président Kagame est perçue comme un retour de l’OIF dans son giron d’origine, l’Afrique.
Selon toute vraisemblance, à l’issue d’un huis clos des chefs d’Etat et de gouvernement de l’OIF, réunis en Arménie, il se confirmera définitivement ce que la Rwandaise Louise Mushikiwabo a été consacrée nouvelle « reine » de la Francophonie, malgré les protestations de plusieurs ONG de défense des droits de l’homme, mais aussi, entre autres, de quatre anciens ministres français.
Jeudi, certes, la secrétaire générale sortante a réussi à « gripper » une machine qui était trop bien huilée à ses yeux dans son discours. Une seule phrase a suffi : « Sommes-nous prêts », a-t-elle demandé à la tribune, à accepter que la démocratie et les libertés soient « vidés de leur sens » au nom de « la realpolitik » et des « petits arrangements » entre Etats.
Louise Mushikiwabo se sera sentie visée sur les libertés
Sur la question des libertés fondamentales, nul doute que Louise Mushikiwabo se sera sentie visée. Cheffe de la diplomatie rwandaise depuis près de 10 ans, cette proche de Paul Kagame porte évidemment le bilan du régime qu’elle représente, un bilan dérangeant dans une organisation comme l’OIF qui promeut les valeurs démocratiques et les droits de l’homme.
Mais le cri du cœur de cette femme blessée n'aura rien changé au scénario qui se dessinait à Erevan depuis le début. Même si Mme Jean a sans doute de nouveau évoqué la question ce vendredi au moment de présenter son bilan aux dirigeants de l’OIF - son idée, semble-t-il, était de poser un pavé dans la marre avant de tirer sa révérence -, autant le dire clairement : certains délégués ont peu goûté son franc-parler.
Il y a un malaise, et tout le monde le voit bien, disait avant même l’ouverture du sommet un proche de Michaëlle Jean. Voire une crise, car l’obstination de la Canadienne - « l’entêtement », disent certains - a totalement cristallisé l’actualité du sommet autour de cette guerre de succession au poste de secrétaire général, au détriment d’autres sujets.
La pirouette intellectuelle des chancelleries africaines
Pour la défendre, ceux qui soutiennent Mme Mushikiwabo usent d’une petite pirouette intellectuelle : ils disent qu’en reprenant l’OIF, la Rwandaise fera sienne la Charte de l’organisation, changera de casquette et pourra ainsi tout à fait librement faire des remarques à ses interlocuteurs. C’est par exemple le propos du ministre nigérien des Affaires étrangères.
« Si demain, l’a interrogé RFI, Louise Mushikiwabo est secrétaire générale de la Francophonie et fait des remarques à tel ou tel pays pour un manquement au respect de la démocratie et des droits de l’homme, ce pays ne risque-t-il pas de lui répondre : "Ecoutez, vous venez du Rwanda, vous n’êtes pas la mieux placée pour nous donner des leçons" ? »
« Mais ce n’est pas Louise du Rwanda !, répond Kalla Ankouraou sur nos antennes. C’est la secrétaire générale de l’OIF qui fera les remarques. C’est totalement différent, il ne faut pas regarder la personne. Il faut voir l’institution, l’Organisation internationale de la Francophonie. C’est au nom de l’OIF qu’elle va parler ; nous ne ferons jamais de confusion. »
Le Niger adoube la Rwandaise parce que l'UA la soutient
Comme tant d'autres sur le continent, le Niger a donc soutenu la candidature de la Rwandaise. « La secrétaire générale sortante a fait un excellent travail. Tout le monde l’a reconnu, on l’a applaudie. Cependant, il y a une candidature portée par l’Union africaine, et le Niger ne peut pas se dérober aux décisions de l’UA », justifie le chef de la diplomatie nigérienne.
Le Niger, fidèle aux positions de l’UA ? « Un secret de polichinelle », considère simplement M. Ankouraou, sur la même ligne que son homologue béninois Aurélien Agbenonci. « C’est un changement, qui obéit à certaines logiques que, peut-être, tout le monde ne maîtrise pas », explique ce dernier, interrogé lui aussi sur la position de son pays.
« Le Bénin a comme doctrine de s’aligner sur les positions prises par l’Union africaine. L’UA a endossé la candidature de Mme Mushikiwabo (en juin dernier à Nouakchott, NDLR), et il était naturel que le Bénin reste dans la démarche qui est celle de l’Union africaine », confie le représentant de Porto-Novo, qui précise qu’il est resté en contact avec Mme Jean tout du long.
Ce sommet marquera un virage dans l'histoire de l'OIF
Le 17e sommet d’Erevan marquera un tournant, estime en tous cas Alpha Barry, ministre burkinabè des Affaires étrangères, qui constate notamment l'attrait que joue l’institution internationale auprès de pays comme le Ghana, pays anglophone membre du Commonwealth, et qui vient d'obtenir un statut d'observateur au sein de la famille francophone.
« On voit tous ceux qui frappent à la porte de la Francophonie : des pays comme le Ghana, l’Estonie... Tout cela montre qu’il y a un besoin d’appartenance à cette communauté, et d’affirmation en son sein », estime Alpha Barry, également croisé par nos équipes en marge du rendez-vous arménien, qui se réjouit des chantiers qui vont s’ouvrir à l’OIF.
Il faut faire en sorte que la Francophonie soit « un espace vivant », « en relation avec le reste du monde », plaide le ministre burkinabè. « Vous voyez que d’une certaine manière, l’Afrique s’est appropriée cet instrument, en s’affirmant. Elle s’est mobilisée et a pu imposer, on peut dire, un candidat. Même s’il y avait aussi la France qui était pour cette candidature. »
Une victoire rwandaise qui ne fait pas non plus l'unanimité
Si consensus il y a, il ne faudrait pour autant pas croire que la victoire rwandaise fait l’unanimité. Sylvie Adoukonou, consultante internationale franco-béninoise invitée au forum économique organisé en marge du sommet de l'OIF à Erevan, a été marquée par le lâchage de Micaëlle Jean. Elle exprime toute sa déception sur les antennes de RFI :
« En tant que citoyenne et femme, je suis déçue », lâche-t-elle, jugeant cette bataille « inélégante ». « Je ne comprends pas comment tous nos chefs en sont arrivés là. Je pense que Mme Jean a été humiliée, je le pense. Ce n’est pas digne de nos chefs. La Francophonie est connue aujourd’hui plus qu’autre chose pour cette bataille. On aurait pu l’éviter. »
L’heure est à l’étape suivante, mais il faudra tirer des conséquence, estime la Franco-Béninoise : « Nous avons une grande dame qui prend les rênes de la Francophonie, je lui fais absolument confiance et elle fera le job. Mme Jean a été à la Francophonie, elle a fait ce qu’elle devait faire, ce qu’elle a pu (…) Cette élection doit servir de leçon à tout le monde. »
Michaëlle Jean n'a pas laissé indifférents les activistes
Qu’elle se console, le discours de Michaëlle Jean n’a pas laissé indifférents les leaders de la société civile sur le continent africain. C’était sans doute l’objectif. « Les propos sont justes. Mais on aurait aimé entendre ces phrases plus tôt, que ce soit un combat au début du mandat », commente Fadel Barro, porte-parole du mouvement Y'en a marre joint depuis Paris.
« Dans le fond, poursuit-il, ces phrases-là ne sont pas quelque chose de nouveau dans la Francophonie. C’est la realpolitik qui continue. De toute façon, ces institutions-là ne nous concernent pa. Un peu partout, on ne sent pas leur impact et leur influence dans nos vécus quotidiens. En tant que pauvres Africains, nous cherchons l’établissement et la démocratie. »
Les médias sont « bafoués » à Kigali, rappellent les ONG
De son côté, l'ONG Reporters sans frontières (RSF) fait part de ses inquiétudes. René Mugenzi également. Aujourd'hui citoyen britannique, il vit à Cambridge après avoir fui le Rwanda il y a une vingtaine d'années. Il est le coordinateur du mouvement Global Campaign of Rwandan Human Rights (GCRHR) et RFI l’a également fait réagir depuis Paris.
Selon lui, Louise Mushikiwabo, en tant que ministre des Affaires étrangères de M. Kagame, est loin d'être la mieux placée pour prendre le poste. « Le Rwanda, dit-il, c’est un pays où il n’y a pas d’espace politique. Les journalistes qui travaillent dans les médias, vraiment, ils sont bafoués. Mêmes les médias internationaux comme la BBC. »
Le moment qu’il convient désormais de scruter à Erevan, avec beaucoup d’attention, c’est la conférence de presse finale. En théorie, les deux rivales pour le poste de secdrétaire général seront assises à la même table. L'ambiance de cette passation de pouvoir en dira long sur ce que vit en ce moment l'OIF.
Quid des enjeux spécifiquement africains ?
L’Afrique reprend donc ses droits sur l’OIF. Jeudi, lors de la cérémonie d’ouverture du sommet, trois chefs d’Etat ont pris la parole devant leurs pairs réunis en séance plénière : ceux de Madagascar, du Niger et de RCA. Discours particulièrement remarqué : celui de Mahamadou Issoufou, qui a en quelques sorte égrainé les grands défis auxquels sont confrontés les Africains et auxquels la Francophonie doit selon lui apporter son concours.
Le chef de l’Etat nigérien a notamment appelé ses partenaires à aider le continent à lutter contre l’émigration clandestine en prenant le sujet par la racine. « L’Afrique restera un réservoir de migrations clandestines aussi longtemps qu’elle continuera à être un simple réservoir de matières premières. L’industrialisation du continent est donc un impératif incontournable, davantage d’investissements pourra y contribuer », a-t-il plaidé.
« Il ne peut avoir de prospérité dans l’espace francophone sans paix ni sécurité. Or, certains de nos Etats membres sont confrontés aux menaces terroristes et à celle des organisations criminelles. C’est le cas des Etats du bassin du lac Tchad et de ceux du Sahel. Ces Etats ont besoin de la solidarité de la communauté internationale en général et de la communauté francophone en particulier », a martelé M. Issoufou dans son discours.
Et d’évoquer la problématique du statut et du financement de la sécurité au Sahel : « Le G5 Sahel a mis en place une force conjointe, que je souhaite voir placée sous le chapitre 7 de la Charte des Nations unies. Nous souhaitons également qu’elle ait une source de financement prévisible et pérenne. La communauté internationale responsable de la situation crée en Libye ne doit pas se désintéresser de la situation du Sahel qui en est la conséquence. »
Le président nigérien a aussi abordé l’environnement. Mouhamadou Issoufou demande que l’on respecte les engagements de la COP 21. L’OIF, a-t-il dit, doit agir contre la mauvaise gouvernance mondiale et dénoncer le retrait des Américains des accords de Paris. Enfin, et c’est essentiel, la démographie ; il faut éduquer les jeunes filles et maitriser les naissances pour que « l’actif démographique se transforme en dividendes économiques », demande-t-il.
Quant à Faustin Archange Touadéré, dans le contexte actuel de la République centrafricaine où, dit-il, « l’insécurité persiste à certains endroits du pays, entretenue par certains groupes armés », il a rappelé quelle était sa ligne : « Je me suis engagé à pratiquer la politique de la main tendue à tous les acteurs de la crise, afin de les mettre à contribution pour la restauration de la paix, la reconstruction de notre pays ; assurer à nos compatriotes une paix véritable. »
Le président de RCA a réaffirmé la prééminence de l'initiative de paix menée par l'Union africaine, sachant qu'une initiative concurrente est en cours avec l'implication de la Russie et du Soudan. « Je voudrais réitérer notre ferme soutien à l’initiative pour la paix et la réconciliation en République centrafricaine, portée par l’Union africaine. (…) Je voudrais également saluer l’adhésion des 14 groupes armés à cette initiative », a-t-il ajouté.
Le président français Emmanuel Macron, en compagnie de son homologue rwandais Paul Kagame, le 25 septembre 2018 à New York. A droite du chef de l'Etat du Rwanda, sa ministre des Affaires étrangères Louise Mushikiwabo. © Ludovic MARIN / AFP