Dix hommes sont accusés d’avoir enlevé et tué, en 2011, le directeur de l’hôtel et trois hommes d’affaires.
Abidjan retient son souffle en ce 4 avril 2011. Chacun s’est calfeutré dans l’attente angoissante de la bataille finale pour le pouvoir. Les rues de la métropole ivoirienne appartiennent aux hommes en armes. En une semaine, les ex-rebelles ralliés à Alassane Ouattara, le vainqueur de la présidentielle soutenu par la communauté internationale, sont descendus du nord de la Côte d’Ivoire et ont commencé à infiltrer la ville. Les forces demeurées fidèles à l’ex-président, Laurent Gbagbo, qui conteste sa défaite, les attendent, prêtes à défendre les points stratégiques. Le Plateau, quartier des affaires et centre du pouvoir, d’ordinaire grouillant de monde et constamment embouteillé, est désert.
Au Novotel, à quelques centaines de mètres du palais présidentiel, ne restent plus qu’une cinquantaine de clients en ces temps incertains, des journalistes pour la plupart, quelques membres du personnel, et le directeur, Stéphane Frantz di Rippel, arrivé trois mois plus tôt, toujours prévenant et disponible malgré l’angoisse. Sur le boulevard qui borde la lagune devant l’hôtel, les seuls véhicules en circulation sont des pick-up de l’armée loyale à Laurent Gbagbo.
Mobile obscur
Soudain, peu avant 14 h 30, un commando d’une douzaine d’hommes fait irruption dans le hall après avoir forcé un vigile à ouvrir une porte de service. Le directeur intervient. Presse les derniers clients présents au rez-de-chaussée de remonter dans les étages. Les journalistes, dans leur majorité, se cachent, regroupés dans une chambre située au dernier étage, et préviennent les militaires français, qui répondent ne pas pouvoir intervenir.
Que cherchent ces « soldats » ? Des victimes expiatoires ? Des boucliers humains, alors que des hélicoptères français et des Nations unies, venus appuyer les forces pro-Ouattara, entameront, quelques heures plus tard, le bombardement des sites tenus par les pro-Gbagbo ? « Des snipers, des espions, des journalistes français qui donnaient des renseignements sur leurs positions », comme le dira, durant l’instruction, un milicien ayant reconnu avoir participé au commando ?
Les hommes repartent avec quatre otages : Stéphane Frantz di Rippel, qui a très sûrement sacrifié sa vie pour celle de ses clients en niant la présence de journalistes, le Français Yves Lambelin, patron de Sifca, le premier groupe agroalimentaire du pays, le Béninois Raoul Adeossi et le Malaisien Chelliah Pandian. Ces trois hommes d’affaires ont eu le malheur de sortir de leur chambre lorsque le directeur du Novotel se trouvait au 7e étage, tentant de négocier avec les séides d’un régime qui vit sa dernière semaine.
D’après les investigations des magistrats ivoiriens et français, tous les otages sont alors conduits au palais présidentiel, tenu par le général Bruno Dogbo Blé, le commandant de la garde républicaine. Dans l’après-midi, ils y seront, selon l’arrêt de la chambre d’accusation de la cour d’appel d’Abidjan, que Le Monde a pu consulter, violemment interrogés dans une arrière-cour et battus à mort. Yves Lambelin sera achevé par le commissaire Osée Loguey, l’un des commanditaires présumés de l’enlèvement. Les corps sont dissimulés hors de l’enceinte du palais.
« Après la chute de Gbagbo, nous espérions encore les retrouver vivants. Nous avons fait fouiller les sous-sols du palais, des villas de personnalités, mais malheureusement, le pire s’était déjà produit », raconte un diplomate français en poste à Abidjan au moment des faits. Deux mois plus tard, une partie du corps d’Yves Lambelin sera repêchée dans la lagune. Les dépouilles mortelles des trois autres suppliciés n’ont jamais été retrouvées.
« Pourquoi cette mission meurtrière a-t-elle été organisée ? Y a-t-il eu un donneur d’ordre au-dessus ? Où sont les corps ? », demande Karine Perrelle, la compagne de Stéphane Frantz di Rippel.« L’une des grandes questions de ce procès, c’est le mobile, que l’on ne comprend toujours pas. Les filles et le père, très malade, de Stéphane attendent des réponses », ajoute Pierre-Olivier Sur, l’avocat de la famille. L’un des officiers mis en cause aurait déclaré au général Dogbo Blé qu’« après les bombardements [de l’armée française], les personnes séquestrées avaient été tuées par des éléments incontrôlés furieux ».
Contradictions
Les dix hommes qui doivent être jugés devant la cour d’assises d’Abidjan, notamment pour assassinat et complicité d’assassinat, à partir du mardi 31 janvier, sont répartis en « trois cercles concentriques », précise Me Sur : « Quatre officiers, dont le général Dogbo Blé et son second, le colonel Jean Aby, sont dans la chaîne de commandement ; deux sont des membres du commando ; et quatre sont des hommes de main qui ont participé à l’assassinat ou manipulé les corps. »
Malgré les aveux d’un membre du commando, les témoignages de soldats présents au palais présidentiel et d’inculpés chargés de faire disparaître les corps, les contradictions observées dans les dénégations des officiers mis en cause, Mathurin Dirabou, l’avocat du général Dogbo Blé, entend plaider la relaxe. « Il n’a jamais rien commandité. On est venu lui annoncer le décès après les faits », affirme-t-il.
L’hypothèse d’un dérapage meurtrier ne peut être exclue, mais les officiers mis en cause pourront difficilement nier qu’ils avaient commandité l’enlèvement. L’ancien chef militaire de Laurent Gbagbo, lui-même jugé devant la Cour pénale internationale, encourt vingt ans de prison. Une peine de plus. En 2016, le général déchu a été condamné à vie pour l’assassinat de l’ancien président Robert Gueï.
Des gendarmes français montent la garde devant l’hôtel Novotel d’Abidjan, le 15 juillet 2011, lors d’une cérémonie en hommage aux quatre victimes kidnappées et tuées onze jours plus tôt. CRÉDITS : ISSOUF SANOGO / AFP