«Probo Koala», dix ans de fléau

  • 19/08/2016
  • Source : Libération
Le déversement de déchets toxiques en 2006 à Abidjan, qui a fait 17 morts et des milliers d’empoisonnés, pèse encore sur le pays et les victimes.

A Akouédo, il suffit d’une averse pour ressusciter les morts et réveiller les peurs. «Dès que tombe la pluie, l’odeur revient, toujours aussi forte. On n’a pas fini de souffrir», prophétise Yolande Moya.

Comme cette mère de famille, dans ce quartier d’Abidjan aux rues populaires et sablonneuses, personne n’a oublié l’odeur. Les uns évoquent l’œuf pourri, les autres un mélange d’ail et de carburant.

«Je me souviens, c’était un dimanche matin. Cela m’a réveillé en sursaut, raconte Yolande. C’était suffocant. On a fermé les portes et les fenêtres mais il y a eu les picotements dans les yeux, les irritations dans la gorge. Les vomissements, les vertiges. Personne n’a compris ce qui se passait.»
 
«Bateau cauchemar»
A moins de 100 mètres de là, sans aucun traitement ni précaution, le 19 août 2006, des déchets toxiques viennent d’être déposés dans la décharge publique d’Abidjan, à Akouédo. La boue luisante provient du Probo Koala, un cargo de 180 mètres de long arrivé quelques heures plus tôt dans le port de la capitale économique ivoirienne.

Battant pavillon panaméen, loué par une compagnie grecque, il est armé par Trafigura, l’un des plus importants négociants pétroliers au monde, dirigé alors par des Français. Entre les Pays-Bas, le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest, il tente depuis près de deux mois de se débarrasser de ses «slops», des résidus d’hydrocarbures.

Mais rien ne se passe comme espéré. A Amsterdam, alertée par «une forte odeur de pourriture», la société spécialisée du port demande des sommes bien plus importantes que prévu pour traiter les déchets.

Après un nouvel échec à Lagos au Nigeria, c’est donc à Abidjan que le Probo Koala trouve un pays prêt à le débarrasser de ses substances encombrantes. Trafigura fait alors appel à Tommy, une société agréée depuis seulement dix jours pour ce genre d’opérations délicates. Le prix est de 35 dollars la tonne, vingt fois moins cher qu’à Amsterdam.
 
«C’est de l’eau sale», dit-on alors aux chauffeurs de la jeune entreprise chargée du traitement des déchets. Mais très vite, l’odeur les alerte. Dans la panique, ils déversent leur chargement nauséabond dans divers lieux d’Abidjan.

Les conséquences sont immédiates. Des milliers de personnes affluent dans les centres de santé. Les médecins constatent les mêmes symptômes sur tous les patients : maux de tête, problèmes respiratoires et dermatologiques, fausses couches. Dix-sept morts sont officiellement recensés par les autorités. Selon l’Institut national d’hygiène publique, 43 492 cas d’empoisonnement sont confirmés. Aujourd’hui, la Fédération internationale des droits de l’homme estime que plus de 100 000 Ivoiriens ont été intoxiqués.

La psychose s’empare d’Abidjan, des quartiers entiers sont désertés. Dans un pays en crise et en proie à une rébellion depuis 2002, les rumeurs enflent. La France est accusée d’avoir orchestré une opération machiavélique. Les manifestations se multiplient. «Navire de la mort», «cargo poubelle», «bateau cauchemar» : outre la catastrophe écologique et sanitaire, la foule dénonce un scandale politique.
 
Des champs fertiles mais toxiques
Aujourd’hui, les chiffonniers cherchent des bouts de métal sous le soleil de plomb et les enfants jouent au foot au milieu des sacs plastiques de la décharge d’Akouédo. Il aura fallu attendre novembre 2015 pour que les travaux de dépollution du quartier soient achevés.

Selon le centre ivoirien antipollution (CIAPOL) qui dépend du ministère de l’Environnement, les premiers résultats des analyses de l’air, du sol et de l’eau confirment qu’il n’y a plus de risques. Mais l’inquiétude demeure.

Autour du lieu où les déchets toxiques ont été déversés, des plants de maïs, de tomates et d’aubergines ont poussé. «Grâce aux ordures, les sols sont fertiles», regrette Makamissa, une habitante du quartier. «On a beau leur dire que c’est dangereux, ils ne veulent rien entendre. Ils vendent tout au marché, et nos enfants mangent ça.»
 
Le  regard fier mais fatigué, la jeune femme élève seule ses trois enfants depuis le décès de son mari, en 2006. «Il était allé voir d’où provenait "l’odeur", il est entré dans la décharge et a cru que c’était du carburant, alors il en a ramassé, espérant le revendre, se faire un peu d’argent. Il a entreposé la bouteille dans la maison et a dormi à côté pendant une semaine. Il est mort moins d’un mois plus tard.»

Makamissa, ses deux filles et son petit garçon avaient déjà fui le quartier. Tous les quatre viennent d’apprendre qu’ils recevront un dédommagement : 1 150 euros par personne, l’équivalent d’un an de salaire pour cette famille modeste.
 
Depuis les déversements, la jeune femme n’a cessé de tenter d’obtenir reconnaissance et compensation. Victime des déchets toxiques, elle est devenue celle des détournements d’argent et de la corruption ordinaire.

Deux accords ont en effet été passés. En 2007, 152 millions d’euros ont été versés par Trafigura à la Côte-d’Ivoire pour nettoyer les sols et indemniser les victimes. En échange, l’Etat promettait de ne jamais engager de poursuite judiciaire. En 2008, au Royaume-Uni, l’armateur et un cabinet représentant 31 000 victimes s’accordent sur plus de 30 millions d’euros de dédommagement.
 
Mais entre Londres et Abidjan, une partie de la somme s’est volatilisée. Une nouvelle décision vient d’ordonner le versement d’une compensation aux victimes.

«La catastrophe du Probo Koala a engagé des sommes extrêmement importantes et c’est aussi l’histoire de l’argent roi et fou, confie le responsable d’une organisation des droits de l’homme. Tout le monde a mangé. Personne n’est en capacité de prouver la corruption mais il y a de forts soupçons. Cette tragédie a été un beau business pour certains.»...LA SUITE