Voici l'interview exclusive de Guillaume Soro accordée le 16 mars 2020 au journal Français le Figaro.
Exilé en France, le candidat à la présidentielle d’octobre en Côte d’Ivoire estime que le chef de l’État sortant cherche, par une ruse constitutionnelle, à confisquer le pouvoir.
Le ton assuré et le verbe percutant, Guillaume Soro, 47 ans, n’a jamais reculé devant les obstacles, lui qui a échappé à plusieurs tentatives d’assassinat. Aujourd’hui, l’obstacle s’appelle Alassane Ouattara, le chef de l’État ivoirien, qui veut l’empêcher de rentrer dans son pays et de se présenter à l’élection présidentielle du mois d’octobre prochain. Pourtant, les deux hommes ont été très proches, compagnons de route même. Guillaume Soro a contribué à l’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara, il y a dix ans, avant de devenir son premier ministre puis le président de l’Assemblée nationale. C’est un député en exil forcé qui s’exprime aujourd’hui dans les colonnes du Figaro.
LE FIGARO. - Alassane Ouattara a annoncé qu’il renonçait, contre toute attente, à se représenter pour un troisième mandat présidentiel en octobre 2020. Êtes-vous soulagé ?
Guillaume SORO. - Absolument pas. Alassane Ouattara est en train de procéder à une entourloupe digne de Vladimir Poutine quand, en 2008, ce dernier s’est fait remplacer par Dmitri Medvedev à la tête de la Russie avant de revenir à la présidence en 2012. D’ailleurs, Poutine s’apprête à récidiver en changeant la constitution de son pays afin de se garder une place centrale le jour où il quittera le Kremlin…
Alassane Ouattara chercherait, malgré tout, à rester dans l’ombre de son successeur ?
Oui, en changeant la constitution à ses seules conditions. C’est un coup de force pour deux raisons. D’abord, pareille réforme exige normalement un long dialogue préalable avec le peuple, puis la formation d’une assemblée constituante qui planche sur la rédaction d’une nouvelle loi fondamentale. Deuxième raison : le règlement de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), à laquelle appartient la Côte d’Ivoire, interdit de modifier une constitution six mois avant la date d’une élection présidentielle. Ce sera pourtant le cas puisque la nouvelle loi fondamentale devrait être adoptée par le Congrès ivoirien au printemps et que le scrutin doit, en principe, avoir lieu le 31 octobre suivant. Cette révision constitutionnelle est une forfaiture, un déni de démocratie.
Si la manœuvre se vérifie, peut-elle marcher ?
Alassane Ouattara veut propulser son actuel premier ministre, Amadou Gon Coulibaly, à la présidence et se réserver la possibilité que ce dernier le nomme ensuite vice-président, poste créé par la révision constitutionnelle. À l’origine, il était question que ce vice-président soit élu en même temps que le président dans le cadre d’un ticket, comme aux États-Unis. Alassane Ouattara a changé son fusil d’épaule, et sa ruse lui permet de faire croire à la communauté internationale qu’il ne se représente pas. En fait, il se ménage une place, ni vu ni connu. C’est du Poutine-Medvedev. Sauf que personne ne doit être dupe, ici, de cette mascarade.
Que comptez-vous faire alors que vous êtes candidat à sa succession et que vous êtes en exil ?
Personne dans l’opposition ne veut être complice de cette manœuvre grossière. Ni Henri Konan Bédié ni Laurent Gbagbo, ses prédécesseurs. Tous les deux sont d’accord avec moi pour s’opposer au diktat d’Alassane Ouattara qui ne dispose d’ailleurs pas de la majorité qualifiée nécessaire au Congrès. Nous sommes tous sur la même ligne et nous allons tout faire pour montrer aux Ivoiriens que Ouattara les trompe. Nous allons mobiliser nos compatriotes pour la tenue d’un scrutin présidentiel inclusif, transparent et vraiment démocratique.
Vous êtes aujourd’hui unis pour vous opposer à Alassane Ouattara, mais vous êtes tous les trois candidats à sa succession, et dans des positions délicates…
Henri Konan Bédié, 86 ans, doit réunir son parti en juin pour décider de son avenir personnel. Laurent Gbagbo, 75 ans, attend, depuis sa résidence surveillée belge, son éventuel procès en appel devant la Cour pénale internationale. Il est peu probable qu’il puisse se présenter. Quant à moi, je suis en exil, sous le coup d’un mandat d’arrêt dans mon pays pour présomption d’atteinte à l’autorité de l’État et complicité de détournement de deniers publics lorsque j’étais premier ministre. Deux accusations nulles et non avenues, totalement farfelues, sans fondement. Aucun jugement ne m’a condamné et pour cause puisque les preuves sont inexistantes !
Vous accusez Alassane Ouattara d’espionnage à votre encontre ?
Oui, il a tenté à deux reprises, en 2017 et en 2018, par l’intermédiaire de barbouzes recrutées à Paris, de me faire organiser des coups d’État contre lui. Je n’en avais aucunement l’intention. Je ne suis donc pas tombé dans le piège que j’ai vu venir de loin. J’ai déposé plainte devant la justice française dans les deux cas.
Quel est l’état de vos relations avec Emmanuel Macron ?
Elles sont bonnes à présent. J’avais mal compris - et peu apprécié - la visite d’Emmanuel Macron en Côte d’Ivoire en décembre dernier. Il avait, à cette occasion, fêté son anniversaire avec Alassane Ouattara et le gouvernement. Dans l’esprit de tous les observateurs, cette soirée ressemblait fort à une forme d’adoubement de l’actuel président ivoirien par l’Élysée. Depuis, la France a ouvert les yeux. Elle réfléchit à l’avenir de l’Afrique de l’Ouest dont l’instabilité serait catastrophique pour votre pays si elle s’étendait à toute la région, au-delà du Mali et du Burkina Faso.
Le Mali et le Burkina Faso vivent sous la menace islamiste. Qu’en est-il de la Côte d’Ivoire ?
Il y a eu l’attentat de Grand-Bassam en 2016, non loin d’Abidjan. Mais cette menace est faible chez nous. Et les divisions en Côte d’Ivoire, où animistes, chrétiens et musulmans représentent chacun un tiers de la population, sont beaucoup moins religieuses qu’on ne l’a dit en 2010, pendant le conflit opposant le Nord, soi-disant musulman, et le Sud. Moi-même, natif du nord, je suis catholique. Il faut arrêter l’instrumentalisation politique des religions. C’est Alassane Ouattara qui a notamment joué, à l’époque, sur cette division. Personnellement, je suis par ailleurs favorable à un engagement beaucoup plus étroit des forces ivoiriennes aux côtés des armées africaines et de la France contre les djihadistes.
Quel est votre projet pour la Côte d’Ivoire ?
Il porte sur trois fronts. D’abord, instaurer la paix civile et l’État de droit. Ensuite, mettre l’accent sur l’éducation - poste budgétaire qui a fondu sous Ouattara -, la santé et le logement. Enfin, renforcer la sécurité. Il faut renouer avec l’héritage de Félix Houphouët-Boigny. Il est inacceptable que 70 % des jeunes de moins de 35 ans soient aujourd’hui au chômage et que 46 % des Ivoiriens vivent, selon la Banque mondiale, avec moins d’un dollar par jour. La condition du redressement est l’installation d’une démocratie stable et honnête. Les Ivoiriens aspirent à la liberté et à la prospérité. Faute de quoi, ils auront toujours la tentation de prendre le chemin de l’étranger avec tous les drames à la clé que cela suppose et que l’Europe connaît bien…
Par Yves Thréard
Soro : "Ouattara, comme Poutine" - Photo à titre d'illustration