L'heure est-elle si grave ? C'est la question qu'on était en droit de se poser le mardi 7 janvier 2014 au regard de la composition de la délégation ivoirienne reçue par le locataire du Palais présidentiel de Kosyam. Jugez-en vous-même : Guillaume Soro (président de l'Assemblée nationale), Hamed Bakayoko (tout-puissant ministre d'Etat, ministre de l'Intérieur et de la Sécurité), et Ibrahim Ouattara (ministre chargé des Affaires présidentielles).
On ne connaît pas encore la teneur du message que les émissaires du président Alassane Ouattara ont remis à son homologue burkinabè, Blaise Compaoré, mais il serait naïf de croire sur parole le porte-parole de la délégation, Guillaume Soro, qui a expliqué que c'était "à l'occasion du nouvel an" .
Il n'est pas non plus besoin d'être grand prophète pour subodorer que cette démarche de très haut niveau a quelque chose à avoir avec la conjoncture politique que vit le Burkina Faso ces derniers temps.
Simple hasard du calendrier ou pas, en tout cas cette visite coïncide, comme deux octaves dans une partition musicale, avec le tsunami provoqué au sein du Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP) par la démission spectaculaire de 75 membres du bureau politique national dont trois chefs historiques de taille, Roch Marc Christian Kaboré, Salif Diallo et Simon Compaoré.
Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à écouter les propos de Guillaume Soro repris par la Direction de la communication de la présidence du Faso: la délégation est venue, "au nom du président Alassane Ouattara, renouveler son fort soutien au président du Faso ... et invité tous les Burkinabè à privilégier le dialogue pour maintenir et consolider la paix et la stabilité au Burkina Faso". C'est vrai qu'ADO, Soro et Cie sont les obligés de Blaise, mais on se demande bien ce qu'ils appellent "fort soutien".
Mais, qu'elle fût programmée depuis longtemps ou que ce soit l'actualité qui ait commandé cette visite comme c'est vraisemblable, on ne peut que se féliciter de cette démarche de la Côte d'Ivoire, pays voisin, "frère et ami", comme il est convenu de le rappeler en toute circonstance; pays qui a en partage avec le Pays des hommes intègres l'histoire, la géographie, l'économie et la culture, comme nous en donnons d'ailleurs la preuve avec le terme gbê de notre titre, qui est tiré de l'argot ivoirien, le noutchi, et qui signifie vérité. Mais surtout pays qui, de surcroît, a retenu la leçon des crises sociopolitiques pour avoir vécu deux décennies de guerres fraticides dont il n'a pas encore fini de panser les plaies.
Qui mieux donc qu'ADO et les Ivoiriens pour connaître l'importance de la paix et venir sur les bords du Kadiogo s'en faire les messagers à un moment où le Burkina pourrait se retrouver à la croisée des chemins par suite de l'implosion qui vient de secouer le parti majoritaire et dont ils n'ont pas encore fini de circonscrire toutes les retombées.
N'oublions pas non plus qu'il assure la présidence en exercice de la CEDEAO et qu'à ce titre, rien de tout ce qui se passe dans notre sous-région ne saurait lui être indifférent. Par ailleurs, on ne saurait oublier le lien ombilical qui unit particulièrement nos deux pays et fait qu'autant le Burkina Faso a pâti de la crise ivoirienne, autant, si d'aventure, touchons du bois, secousses il devait y avoir dans notre pays, les répliques ne manqueraient pas de se faire sentir en terre ivoirienne. N'a-t-on pas coutume de dire que si la Côte d'Ivoire s'enrhume, le Burkina tousse ? Par parrallélisme des formes, si demain le Pays des hommes intègres s'enrhumait, des quintes de toux s'empareraient forcément des bords de la lagune Ebrié.
Cela dit, il ne suffit pas de glauser sur la paix pour qu'elle soit, car comme le disait si prophétiquement le vénérable Houphouët, la paix n'est pas un mot mais un comportement.
Aussi, faut-il espérer qu'à travers cette lettre ou en d'autres circonstances, ADO, en grand frère non pas dans la fonction mais dans la vie, ait le courage de dire certains "gbê" à son dôgô (petit frère) Blaise. En effet, Ouattara est bien payé pour le savoir : c'est la gestion monopolistique et exclusive du pouvoir qui génère souvent les crises.
Et la République de Côte d'Ivoire en fut l'illustration. N'est-ce pas parce qu'ADO se sentait exclu de même qu'une bonne partie des Ivoiriens de la gestion des affaires politiques nationales que certains ont fini par prendre les armes le 19 septembre 2002 avec les suites que nous connaissons?
Bien sûr, comparaison n'est pas raison, car la querelle burkinabè n'a pas de relents identitaires comme ce fut le cas en Côte d'Ivoire, mais elle pose le même problème de la confiscation du pouvoir.
Il faut donc souhaiter que le président ivoirien aille jusqu'au bout de sa logique en prodiguant de sages conseils à son homologue burkinabè concernant les velléités que ses adversaires de l'opposition radicale et ses amis d'hier seulement qui viennent de le quitter lui prêtent de vouloir jouer les prolongations par un "lenga" de 5 ans supplémentaires ou plus.
N'aurait-il d'ailleurs pas dû chercher à convaincre Blaise avant le séisme du 4 janvier qu'il détient entre ses propres mains les clés de la paix que tout le monde souhaite ? Le vrai débat qui vaille n'aurait-il pas dû être aujourd'hui la préparation en toute sérénité de la passation du pouvoir en 2015 plutôt que le dévérouillage ou non de l'article 37 et l'idée inopportune de la mise en place d'un Sénat ?
Certes il n'est pas toujours facile d'asséner certaines vérités même à un ami à qui on veut le plus grand bien, surtout quand il semble évident qu'il aimerait qu'on le caresse dans le sens du poil, mais c'est bien connu, les vérités qu'on n'aime pas entendre sont celles qu'on a le plus intérêt à méditer.
Hyacinthe Sanou
Envoyés spéciaux ivoiriens : et si ADO disait les "gbê" à Blaise ? - Photo à titre d'illustration